De tout temps, le pèlerinage de Montmartre fut non seulement respecté, mais aussi encouragé par les églises de Paris. Bon nombre d’entre elles avaient en effet pris l’habitude, une fois par an, de gravir, clergé et reliques en tête, les sentiers de la colline, chantant cantiques et psaumes et rendant grâces à Dieu. Notre-Dame-de-Paris s’y rendait le jour des Rogations, Saint-Sauveur et Saint-Nicolas-des-Champs, le 25 avril, jour de saint Marc, Saint-Nicolas-du-Chardonnet dans l’octave de Pâques...
La procession la plus célèbre était celle qu’effectuaient tous les sept ans, en grande pompe, les religieux de Saint-Denis. Les bénédictins se rendaient en pèlerinage à Pâques ou à Pentecôte, portant les reliques de leur saint patron dans l’une des sept églises suivantes : Notre-Dame-des-Vertus (Aubervilliers), Pierrefitte, Stains, la Courneuve, Saint-Ouen, la Chapelle et Montmartre, toutes localités soumises à la juridiction de Saint-Denis. Au début du XVIIe siècle ; cette pieuse ardeur s’étant sérieusement refroidie, la coutume était tombée en désuétude et les religieuses de Montmartre demandaient avec insistance le retour des reliques. Sous l’énergique abbatiat de Marie de Beauvilliers, la procession jouit même d’un renouveau de ferveur populaire. L’abbesse la fit déplacer du lundi de Pâques au 1er mai, jour de la fête de saint Philippe et saint Jacques. La cérémonie devint alors la procession spéciale destinée à rapporter le chef de saint Denis jusqu’à Montmartre, lieu traditionnel de sa décollation. Les religieuses tinrent à en faire un spectacle à la fois mondain et dévot, dans lequel chacune des deux abbayes rivalisait en luxe et en piété, afin d’affirmer son prestige face au Paris royal.
L’itinéraire était pratiquement le même à chaque fois : au sortir de Saint-Denis, la procession suivait la grande route de Paris, la vieille Estrée-Saint-Denis qui, sous Louis XV fut transformée en une vaste avenue pavée, bordée de deux rangées d’arbres.
A la hauteur de Saint-Ouen, la procession obliquait à droite et prenait le chemin de Clignancourt. Après une halte au pied de la colline, on s’acheminait vers Montmartre par le ‘chemin de la Procession », sentier abrupt, devenu notre actuelle rue du Mont-Cenis. Le trajet, fatiguant par temps chaud, se transformait en épreuve en cas de pluie. Alors, les chemins bourbeux devenaient impraticables et il fallut plus d’une fois, après avoir gravi la colline par Clignancourt, revenir par un sentier différent, parfois même redescendre jusqu’à Paris pour rejoindre la route de l’Estrée, soit une rallonge de cinq kilomètres... Il était cependant bien vu de suivre cette procession et ce n’est pas la dureté du trajet qui arrêta en 1742 le père Paul Noël, âgé de quatre-vingt-huit ans.
La procession partait de Saint-Denis vers 5 heures du matin, arrivait à Clignancourt vers 7 heures et, après une halte d’une heure environ, se dirigeait vers l’abbaye de Montmartre où elle entrait vers 9 heures et demie. Elle en repartait vers 3 ou 4 heures de l’après-midi et était de retour entre 5 et 7 heures du soir, selon le temps et l’état des chemins.
La veille de la procession, les religieux de Saint-Denis sortaient leur reliquaire du chef de saint Denis du Trésor où il était conservé, afin qu’il fût prêt pour le lendemain. La tête du saint était grandeur nature et formait une des plus belles pièces d’orfèvrerie qu’on pût voir : « L’image du S. Martyr est de pur or. Sa mitre est toute couverte de pierreries et de perles aussi bien que les pendants. Les deux anges qui soutiennent ce chef sont de vermeil doré ; le troisième qui est sur le devant est aussi de vermeil. Le reliquaire qu’il tient entre ses mains est d’or enrichi de perles et de pierres précieuses sans nombre. Dans ce petit reliquaire est renfermé un ossement de l’épaule de S. Denis » cette description d’un contemporain explique pourquoi, depuis le départ de la procession jusqu’au retour à l’abbaye, le reliquaire était placé sous la garde de la compagnie dionysienne de chevaliers de l’Arquebuse. Pendant la procession, cette dernière marchait sur deux lignes à droite et à gauche, « en uniforme écarlate à boutons d’or, ayant en tête ses officiers richement galonnés en or et précédée de son tambour battant alternativement après le chant du chœur religieux, tenant l’arquebuse sur l’épaule »
Le reliquaire était porté sur un brancard, et sous un petit dais de velours cramoisi brodé d’or, par douze religieux qui se relayaient deux par deux. En tête de la procession venaient les récollets, suivis des bannières des sept paroisses de Saint-Denis avec leur clergé. Ils précédaient les chanoines de Saint-Denis-de-l’Estrée et de Saint-Paul et toute la communauté de l’abbaye de Saint-Denis, soit une centaine de religieux, plus les suisses et les huissiers de l’église. Derrière le reliquaire se réunissaient le corps de ville et les officiers de justice de Saint-Denis. La marche était fermée par les suisses du régiment des gardes chargé de maintenir l’ordre dans la foule considérable attirée par la cérémonie.
A Montmartre, les religieuses préparaient avec grand soin l’arrivée des saintes reliques. L’abbaye était nettoyée de fond en comble et l’on faisait garnir les chambres et les salles de tables, de chaises et autres meubles nécessaires. Les deux églises étaient parées de tentures et de tapisseries et leurs autels des parements rouges de cérémonie. Les religieux de Saint-Denis faisaient la veille, porter à Montmartre les ornements nécessaires aux officiants, les Dames de Montmartre n’en ayant pas en nombre suffisant.
La veille, toutes les cloches de l’abbaye sonnaient à toute volée à midi et le soir. Les officiers de justice étaient convoqués par le procureur pour accompagner le clergé à la rencontre de la procession. Réunis à 7 heures dans l’église, le cortège s’ordonnait et partait au son des cloches au-devant de la procession venue de Saint-Denis. Tous les habitants de Montmartre suivaient et, gagnant le vas de la colline, attendaient en silence l’arrivée de la procession.
La jonction se faisait à la chapelle de la Trinité sur le territoire de Clignancourt. Cette chapelle avait été construite en 1579 par Jacques Léger, trésorier du cardinal de Bourbon, alors abbé de Saint-Denis, roi de la ligue et prétendant au trône de France. La chapelle tomba entre les mains des Dames de Montmartre lorsque celle-ci achetèrent la seigneurie de Clignancourt. Dédiée à la Sainte-Trinité, elle se situait à l’emplacement de l’actuel n° 67 de la rue du Mont-Cenis ; elle fut désaffectée à la Révolution, vendue comme bien national et servit de poste de pompiers, puis de débit de vins, avant d’être démolie au début du XXe siècle.
Sans entrer dans la chapelle, beaucoup trop petite pour contenir une telle foule, les deux cortèges observaient une station d’une heure environ avant de repartir ayant cette fois à sa tête le clergé de Montmartre. A leur approche, tintait la grosse cloche du monastère pour assembler les religieuses dans le chœur où elles se rendaient vêtues de leurs « grands habits ». au moment où le clergé entrait dans l’église, toutes les religieuses, abbesse en tête, se mettaient à genoux et l’orgue entonnait un hymne de joie jusqu’à ce que le chef de saint Denis soit posé sur l’autel préparé à cet effet, devant la grille du chœur. L’orgue alors se taisait et les religieuses chantaient une antienne en l’honneur de saint Denis. Après les encensements, on célébrait deux messes consécutives, l’une chantée par les chantres de Saint-Denis et l’autre, par les Dames de Montmartre
Pendant cette seconde messe, les religieux de Saint-Denis et tous les corps qui formaient la procession se rendaient dans une salle où étaient préparés un repas froid et quelques rafraîchissements. Le Cérémonial monastique des religieuses de l’abbaye royale de Montmartre lez Paris (1699) nous donne le détail de cette collation : « Avant la réforme des deux monastères de Saint-Denis et de Montmartre les religieuses donnaient à dîner aux religieux dans leur réfectoire et ils dînaient ensemble, mais la réforme a aboli cet usage et les religieux de l’Abbaye de Saint-Denis font porter à Montmartre ce qui est nécessaire pour leur repas, qui ne consiste qu’en beurre frais, en rabes, deux œufs et un morceau de pâté de poisson. »
L’organiste F. A. Gautier donne sa relation avec plus de malice : « on faisait porter plusieurs pièces de vin et aussi plusieurs centaines de bouteilles de vin de diverses sortes (...). Chaque corps, tant ecclésiastiques que séculiers, avait sa table servie dans diverses salles et emplacements de la maison extérieure de ces dames. J’avais mon couvert placé à la table où les religieux étaient servis et tout se passait avec ordre et décence. »
Après le repas, tous rentaient dans l’église où le supérieur des bénédictins entonnait le Te Deum. L’abbesse et les religieuses, voile baissé, s’approchaient alors de la grille, et, à genoux, touchaient des lèvres la relique de saint Denis. Après elles, les demoiselles pensionnaires, tous les habitants de l’abbaye et les invités étaient autorisés à vénérer les saintes reliques. Il semble à ce sujet que ce ne soit pas le saint chef, mais l’ossement de l’épaule qui était donné à baiser.
Une fois la cérémonie achevée, l’abbesse remettait un présent au grand prieur de Saint-Denis. Il s’agissait toujours de quelques meubles d’église, voile de calice, chapes de velours ou autre ouvrage de broderie ou d’objets d’orfèvrerie ; une croix processionnelle ou deux paix en argent. Pendant cette remise de présents, le clergé de Montmartre quittait l’église, se rangeait à la porte et formait une haie d’honneur pour assister au départ des saintes reliques. Alors les cloches se mettaient à sonner à toute volée et ne cessaient que lorsque la procession avait quitté les terres de l’abbaye.
Chantant les litanies des saints et les vêpres, la procession reprenait le chemin de Saint-Denis : « Il y avoit assez d’ordre en allant, précise un contemporain, mais en revenant, ce n’était pas tout à fait la même chose : il arrivoit que plusieurs processionneurs alloint de côtés ; je ne dis pas parmi les prêtres et les religieux, mais de ceux qui ne se menageoient pas au dîner, en vuidant les bouteilles comme des burettes ; que faire à cela ? On excusoit parce que cela n’arrivoit qu’une fois tous les sept ans. » Vers 5 heures, plus tard en cas de mauvais temps, la procession rentrait dans l’abbatiale de Saint-Denis au son des cloches, des tambours et des orgues.
Le caractère septennal de la cérémonie lui donnait un éclat tout particulier et les Dames de Montmartre, à partir du XVIIe siècle, y attachèrent un grand prix. Au prieur de Saint-Denis, qui lui demandait que les moines furent dispensés de la procession en raison du mauvais temps, Mme de la Rochefoucauld avait répliqué, catégorique : « Ils auront sept ans pour sécher ! » Les deux communautés de Montmartre ne cessèrent durant les deux derniers siècles de l’Ancien Régime de rivaliser pour donner à la cérémonie un luxe et une ampleur spectaculaires. Il est vrai que la procession était pour les Dames de Montmartre une occasion d’inviter dans leur abbaye de hautes personnalités, gens de cour ou gens de robe qui ne se retiraient pas sans avoir fait bénéficier le monastère de quelque largesse. Les religieuses s’occupaient de l’éducation de jeunes filles appartenant à des familles aristocratiques qui estimaient de leur devoir d’embellir et d’enrichir le couvent. C’est pourquoi les abbesses invitaient pour la procession des personnes « de première qualité » qui pouvaient ainsi rendre hommage aux saintes reliques.
Ces processions attiraient aussi une affluence populaire considérable et il fallait faire appel à la maréchaussée générale d’Ile-de-France, pour maintenir l’ordre sur la colline et tout au long du trajet. Elles répondaient parfaitement au goût du public pour les cérémonies fastueuses où se mêlaient à la fois la dévotion et le luxe. La dernière procession eut lieu en 1784. Sept ans plus tard, les deux communautés de Montmartre et de Saint-Denis avaient disparu emportant dans l’oubli deux siècles de processions septénaires.
Si le culte de Saint-Denis attirait à Montmartre une foule considérable, on y vénérait aussi deux saints de moindre importance mais dont l’influence populaire avait fait une tradition. La première était sainte Ursule qui représentait, en quelque sorte, la seconde patronne de l’église paroissiale. Une chapelle lui était dédiée et l’on venait en grande foule tous les vendredis de l’année lui demander d’intercéder « pour obtenir de Dieu (...) toutes les bénédictions qui sr font désirer dans l’état du mariage. »
L’autre dévotion populaire avait un caractère nettement plus piquant. O y avait dans l’église de Montmartre un groupe sculpté représentant Madeleine prosternée aux pieds du Christ et s’écriant : « Raboni ! » ce qui signifie « mon Maître ! ». Fort ignorantes, les femmes de Montmartre crurent que la pécheresse réclamait au Seigneur le rabonnissement de leur époux, qu’il fut infidèle ou timoré. D’où naquit le culte de saint Raboni dont l’intercession améliorait les relations des couples et pouvait ramener l’homme égaré au foyer conjugal. Jamais les Dames de Montmartre ne détrompèrent les braves paroissiennes qui laissaient quotidiennement nombre de bonnes œuvres et de largesses à ce saint fabuleux.
A côté de ces dévotions régulières ou singulières, l’abbaye de Montmartre était aussi un lieu de pèlerinages exceptionnels. Lors des grands fléaux, dans les moments de profonde détresse, lorsque la guerre, la famine ou la maladie s’abattait sur la capitale, les yeux se tournaient vers Montmartre. En pleine guerre entre les Armagnacs et les Bourguignons, alors que les ruisseaux parisiens débordaient de sang, une foule d’hommes, de femmes et d’enfants, partis nu-pieds, portant cierges et torches ardentes jusqu’au Martyrium pour demander à Dieu pardon et paix.
Un siècle plus tard, alors que François 1er, prisonnier à Pavie, laissait le royaume de France dans la désolation, le peuple de Paris se rendit à nouveau en foule au Martyrium pour implorer saint Denis et ses compagnons. Ces deux exemples montrent l’importance que les Parisiens attachaient à la colline et la vénération qu’ils vouaient à saint Denis à l’égal de sainte Geneviève, patronne de la capitale.
Source : Montmartre par Jean-Marc Léri
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