La tradition veut que les religieuses réunies autour de François-Renée de Lorraine mourante lui demandèrent de faire nommer Marie-Anne d’Harcourt à la tête du couvent. Expirante, l’abbesse aurait écrit au roi en ce sens et, le 26 novembre 1683, le roi nomma cette jeune femme de vingt-cinq ans abbesse de Montmartre. Ce fut elle qui présida à la réunion, en 1686, des bénédictines du haut à celles du bas. Après l’abandon du couvent supérieur, elle signa le 11 mars 1688 un acte par lequel elle cédait au curé Gilbert et aux habitants de Montmartre, l’ancien « chœur des Dames » (dernière travée de la nef et transept), pour agrandir l’église paroissiale. Les religieuses se réservaient cependant l'abside et le clocher. N’oublions pas, en effet, que le clocher, point le plus élevé du village, est aussi le symbole du droit seigneurial que conservait l’abbaye sur le village. En échange, les habitants cédèrent à l’abbaye sept quartiers de terre au lieudit les Saccalies (au sud-ouest de l’actuelle place du Tertre). En 1697, l’abbesse donna un emplacement voisin pour construire un clocher paroissial moins élevé que le premier et vingt-quatre toise de terrain pour agrandir le cimetière du Calvaire (au nord de l’église Saint-Pierre), à charge pour les habitants de refaire la clôture et de fournir un jour de corvée ou une livre pour l’entretien des chemins publics ou tout autre travail dont l’abbaye aurait besoin.
Marie-Anne d’Harcourt mourut le 29 octobre 1699, laissant la
place à Marie de Bellefonds avec qui
devait commencer le déclin de l’abbaye. C’est sans doute l’amitié profonde qui
liait Louis XIV à l’amiral de Bellefonds, mort en 1694, que dut à la fille de
ce dernier, sa nomination à la tête de l’abbaye. Sans fortune, sans relations,
elle ne put maintenir le monastère dans l’état de prospérité où il avait vécu
dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Le couvent subit aussi, comme beaucoup
d’autres, la période de récession économique qui marqua la fin du règne de
Louis XIV.
Les libéralités des laïcs se firent moins nombreuses et les
charges d’entretien des religieuses ne cessèrent de s’accroître. Les dettes,
peu à peu, s’accumulèrent et, pour y faire face, Marie de Bellefonds dut vendre
pour la seconde fois la seigneurie de Bourg-la-Reine que l’abbaye avait pu
reprendre en 1667. La transaction se fit pour
5 500 livres au profit du duc de Maine.
Décédée en 1717, Marie de Bellefonds fut remplacée par la
prieure de Fontevrault, Marguerite de Rochechouart de Montpipeau. Cette femme
fort instruite – elle savait le grec et le latin – trouva une situation
financière délicate. Les travaux de l’abbaye d’en bas n’étaient pas terminés,
et elle dut même, un temps, faute de
place, loger à l’abbaye des Filles-Dieu. Pour amortir les dettes du monastère,
elle obtint 10 000 livres de l’archevêque de Paris. En bonne gestionnaire
de son temps, elle fut tentée par le système de Law et reçut de la duchesse
d’Orléans dix actions qui donnèrent 39 000 livres dont 33 000 furent
employées à régler les dettes du couvent. Mais après la débâcle de Law et de sa
banque, le remboursement des rentes à un taux désastreux en 1727 plongea le
couvent dans une situation financière proche de la faillite. La communauté se
trouva acculée à un tel dénuement qu’elle
dut faire appel à la bonté du roi. Celui-ci accorda une pension de
12 000 livres affermée sur les loteries, qui, hélas ! ne servit qu’à
maintenir les religieuses dans un était précaire, sans les libérer
véritablement de leurs dettes. Le couvent perdit encore une de ses sources de
revenus, lorsque, par arrêt du Conseil du Roi, on ordonna la démolition de la
voûte du Châtelet qui lui appartenait et
en compensation de laquelle il ne reçut que 200 livres de rentes, ce qui était
fort peu.
C’est sous l’abbatiat de Marguerite de Rochechouart que
devait commencer une politique de mise à l’alignement, et en état, d’anciens
chemins qui traversaient les terrains appartenant à l’abbaye de Montmartre.
Dans ce premier quart du XVIIIe siècle, la haute bourgeoisie parisienne prenait
goût pour les quartiers septentrionaux de la capitale. Nous reviendrons sur les
conséquences qui en découlèrent pour Montmartre, mais il faut noter
l’aménagement du chemin qui menait des Porcherons à Clignancourt sous le nom de
rue de Rochechouart, alors qu’une traverse prenait le nom de l’abbesse de
Bellefonds. Une vingtaine d’années plus tard, e 1745, furent alignées la rue de
la Rochefoucauld, de Coursage, (de la Tour des-Dames) et de la Tour d’Auvergne,
tous ces noms ayant trait à l’abbaye ou à ses abbesses.
Cette extension des quartiers nord de Paris se poursuit sous
l’abbatiat de Catherine de la Rochefoucauld, avant-dernière abbesse, qui
dirigea le monastère entre 1735 et 1760. Ainsi, dans les transactions qu’elle
mena, on voit passer un certain nombre de noms célèbres ou qui allaient le
devenir en ce « siècle des Lumières » où les jeunes talents furent
innombrables. L’architecte François d’Orbay s’installa rue des Rosiers
(actuelle rue du Chevalier-de-la-Barre) ; le contrôleur général des
Monnaies, Pierre des Essarts, acquit en 1719 la maison dite « du
Palais » en raison des ruines antiques qui y avaient longtemps subsisté,
entre la rue Lepic et la place Jean-Baptiste Clément. Plus au Sud,
Charles-François de La Bouexière donna son nom au célèbre pavillon dont
quelques pierres sont actuellement conservées au musée Carnavalet et qui
scandalisa tout Paris par son luxe. François Mahé de la Bourdonnais termina
misérablement ses jours, au sortir de la Bastille où il était resté quatre
années, dans un hôtel situé aux actuels n) 54-56de la rue St Lazare.
A sa mort,
en 1755, la maison fut vendue, les terrains lotis et l’un des nouveaux
immeubles construits fut acquis par Louis-Antoine de Bougainville, autre
célèbre navigateur, qui avait, quant à lui, su faire fortune. Dans un immeuble
voisin s’installa Jean-François de Bougainville, capitaine d’infanterie, cousin
du précédent.
Le sculpteur Jean-Baptiste Pigalle, dont le nom s’est
transmis à tout un quartier de Montmartre, fit construire entre les rues
Saint-Lazare, Blanche et de la Tour d’Auvergne, une maison avec atelier et
terrasse. Il est vrai que sa famille est originaire de La Chapelle où l’on
trouve son nom dès le XVIe siècle au lieu-dit les « Noyers-Pigalle ».
Pierre-Antoine Ruggieri, inventeur des feux d’artifices qui illuminèrent toutes
les grandes fêtes du règne de Louis XV, acheta une maison avec jardin à
l’emplacement actuel du 18, rue Saint –Lazare.
Ces lotissements qui profitèrent surtout à la haute bourgeoisie
de finance et de commerce de Paris, qui n’était pas reçue à Versailles, firent
monter les prix des terrains de façon vertigineuse sur la Butte et à proximité.
On en a un exemple dans la maison dite « de la Brière, qui était Située au
lieudit des « Saccalis » (actuelle rue Ravignan), près de l’abbaye
d’en-bas. Cette maison achetée 4 000 livres en 1706 fut revendue
12 000 en 1716 et 16 000 en 1732. Même si l’on admet que de sérieuses
améliorations furent apportées à cette maison en vingt ans, à une époque où
l’inflation n’avait que peu d’incidence sur l’économie, voilà qui fait une
remarquable augmentation du prix du terrain.
Les Dames de Montmartre surent-elles tirer parti de ces
nouvelles données économiques. Purent-elles profiter de cette spéculation qui
enrichit bon nombre de Parisiens ? On peut en douter car un état des biens
établi en 1763 fait apparaître pour un total de 45 000 livres de revenu,
les sommes de 75 000 livres de dettes et de 67 000 livres de charges.
Même si le tableau a été poussé au noir pour attendrir ses destinataires, le
roi et la Cour, il n’en reste pas moins que la situation n’était guère
brillante lorsque Marie-Louise de Montmorency-Laval, succéda le 14 décembre
1760 à Catherine de la Rochefoucauld. Née en 1723, la nouvelle abbesse portait
un des noms les plus prestigieux de France. Cousine, par sa mère du duc de
Saint-Simon, auteur des célèbres Mémoires, elle était, par son père, apparentée
à Mgr de Montmorency-Laval, premier évêque de Québec. Un de ses oncles, Claude
de Saint-Simon fut évêque de Metz et sa tante, Madeleine de Saint-Simon,
abbesse de Saint-Julien-du-Pré, au Mans. C’est en tant que prieure de ce
dernier couvent, que Marie-Louise de montmorency-Laval dut appelée à diriger
l’abbaye de Montmartre. Femme de réelle
piété, la nouvelle abbesse se recommandait aussi par sa grande bonté :
« Sous vos ordres, les volontés s’empressent. Vous commandez avec tant de
douceur que l’obéissance devient auprès de vous un joug agréable et léger.
Votre exemple fait naître l’émulation du bien et en inspire le goût. » Cet
épître dédicatoire, en tête d’un ravissant petit manuscrit relié de maroquin
rouge, aux armes de Mme de Montmorency-Laval (Bibliothèque de l’Arsenal, ms.
5168), confirme cet esprit de douceur et de charité que l’on vantait en elle.
Cette douceur n’allait cependant pas sans fermeté et il en
fallut à cette femme pour tenir tête à toutes les difficultés qui
l’assaillirent et qui au soir de sa vie la menèrent au martyre. Marie-Louise de
Montmorency sut habilement se servir de ses relations pour trouver les sommes
nécessaires aux travaux considérables dont le couvent avait un urgent besoin.
Grâce à l’appui de Sartine, alors lieutenant de police, elle obtint du roi une
rente de 30 000 livres payables en cinq ans : « Je vais toujours
profiter pour mes murs de clôture qui tombe, du secours actuel » ,
écrivit-elle en remerciant le futur ministre de la Marine.
L’abbesse obtint encore, en 1782, 20 000 livres
payables en dix ans.
Le ciel voulait-il donner un avertissement des événements
terribles qui allaient faire disparaître l’abbaye, lorsqu’il envoya sur
l’église Saint-Pierre le feu qui, en octobre 1788, ravagea une partie des
bâtiments ? Quoiqu’il en soit, l’abbesse se retrouva devant des travaux
considérables qu’il fallut absolument payer et, lorsque la Révolution éclata,
la majeure partie des dettes de l’abbaye était encore en suspens.
L’abbaye fut d’ailleurs une des premières frappées par la
Révolution. Au mois de juin 1789, on avait, rappelons-le, envoyé toute une
foule de gens sans travail à Montmartre pour y exploiter les carrières,
effectuer des travaux de terrassement et nettoyer les chemins ; cette
foule qui se monta bientôt à quinze ou dix-sept mille personnes, mal encadrées
et mal surveillées, forma bientôt un
« abcès de fixation » plein de haine et de rancœur contre tout ce qui
pouvait symboliser l’Ancien Régime.
A la fin juillet, parti d’on ne sait où, un bruit courut avec insistance que
l’on voulait placer des canons pour bombarder la ville. Des témoins allaient jusqu’à
affirmer que l’on avait entreposé dans l’abbaye cinquante pièces de canon et
cinquante mille fusils dont les baïonnettes étaient cachées dans des voitures.
De jour en jour la rumeur s’enfla, si bien que, le 23 juillet, vingt mille
Parisiens gravirent la colline et mirent
le siège devant le monastère, criant au complot et à la trahison. Effrayée,
l’abbesse signa une protestation, certifiant que tout ce qu’on lui imputait
était faux et assurant de son zèle pour ses compatriotes. Ce billet, porté à
l’Hôtel de Ville, suscita l’émotion d’un certain nombre de députés qui se
décidèrent à secourir les Dames de Montmartre. Un membre du Conseil permanent
fut envoyé avec deux gardes à cheval, avec mission de rétablir l’ordre. Pour
calmer la foule en colère, il dut annoncer que l’on allait procéder à une
perquisition en règle de l’abbaye. Courageusement, Mme de Montmorency-Laval
ouvrit toutes les portes et accepta pendant six heures une fouille minutieuse
de tous les bâtiments. Ces recherches permirent de trouver un vieux fusil de
jardinier en mauvais état, mais pour disperser la foule, il fallut dresser
procès-verbal et lire l’acte de perquisition.
Le danger était momentanément écarté, mais des rôdeurs
continuaient à menacer la sécurité du couvent. Des bandes d’émeutiers
réclamaient à tout propos de l’argent pour se procurer du pain et, devant la
menace permanente qu’ils représentaient, on se décidé à fermer le 23 août 1789
les « ateliers de charité » de Montmartre. Le danger le plus direct
était ainsi écarté. Des menaces plus sournoises et non moins précises firent
alors jour. Formalités et enquêtes se multiplièrent au fur et à mesure que se
précipitèrent les événements. L’abbesse fut ainsi sommée d’indiquer le but de
sa communauté et d’en dénombrer les membres. Le 2 octobre 1789, un décret de
l’Assemblée nationale mit les biens ecclésiastiques à la disposition de la
nation. Un autre, le 13 novembre, obligea les supérieurs des communautés
ecclésiastiques à faire dans les deux mois une déclaration détaillée des biens
mobiliers et immobiliers, des charges et des revenus de leurs établissements.
Le 31 mai suivant, le maire Nicolas Desportes de Blinval et les officiers
municipaux procédèrent à l’inventaire de l’abbaye et proposèrent de mettre les
scellés sur les archives.
Le 2 juillet 1790, il fallut que les religieuses
déclarassent si elles voulaient rester dans le monastère ou, renonçant à la vie
religieuse, retourner dans le monde. Trente-neuf religieuses, regroupées autour
de la mère abbesse, demeurèrent fidèles à leurs vœux et à leur règle. Onze
autres suivirent l’exemple de la prieure Marie-Françoise Jacquin, en religion
mère de Sainte-Thérèse, et manifestèrent le désir de s’en aller.
En des temps aussi troublés, il ne faut pas s’étonner de
trouver des âmes faibles, peut-être moins bien assurées dans leur vocation ou
effrayées par les perspectives d’’évènements graves et qui refusèrent d’assumer
les difficultés d’une situation de plus en plus précaire. Il ne faut pas
s’étonner non plus qu’après avoir essayé de retenir leurs sœurs plus faibles,
les religieuses fidèles à leurs vœux s’en soient défiées et les aient regardées
« comme des apostates et des sacrilèges ». D’où cette lettre de sœur
Sainte-Radegonde à Bailly, maire de Paris, où elle se plaint du « despotisme
de Mme l’Abbesse qui est porté à son comble, même depuis le décret de la
liberté en sorte qu’il ne nous est pas permis de donner une commission à un
domestique sans exposer ces pauvres gens à être renvoyés sur-le-champ. On meut
du monde à la porte pour questionner les personnes qui viennent nous demander,
enfin, on pousse l’indécence jusqu’à fermer les ormoires (sic), crainte que
nous n’enlevions quelque chose. » Bailly renvoya cette lettre à Treilhard,
président du Comité ecclésiastique, le priant de « peser dans sa
sagesse » ce qu’il devait faire « pour mettre la sœur
Sainte-Radegonde à l’abri des persécutions de sa supérieure. »
A la fin de l’année 1790, les religieuses qui le désiraient
purent quitter le couvent. La prieure, Marie-Françoise Jacquin, qui avait
pourtant la première demandé à partir, décida, à ce moment-là de rester.
Revenues comme elle à de meilleurs sentiments, cinq autres religieuses
révoltées regagnèrent le couvent au printemps 1791. Parmi elle se trouvait la
fameuse sœur Sainte-Radegonde qui repartit cinq mois plus tard. On imagine
l’atmosphère de malaise et de souffrance que cette division fit peser sur une
communauté déjà largement éprouvée par les persécutions venues de
l’extérieur... A la fin de
l’année 1790, la municipalité voulut enlever à l’abbaye pour les vendre comme
biens nationaux, non seulement ses terrains sur la Butte, mais même l’enclos de
Montmartre, ne lui laissant que sis arpents de terre, soit environ deux
hectares. Pour les religieuses, c’était une sorte d’asphyxie qui les condamnait
à disparaître à brève échéance. Dans un long mémoire adressé à la municipalité,
elles se défendirent avec fermeté, usant des arguments les plus simples et les
plus solides : « Le sol que nous occupons est privé d’eau par la
nature. A ce défaut supplée une citerne qui se trouve comprise dans le terrain
qu’on veut mettre en vente. En nous ôtant ce terrain on nous ôte la citerne et
avec elle une des choses nécessaires à la vie (...). En nous ôtant cette
citerne, on nous ôterait jusqu’à la jouissance des six arpents qui nous
resteraient puisque faute d’arrosement, ils seront condamnés à la stérilité.
De plus, le même terrain renferme aussi notre sépulture.
Faudra-t-il la transporter dans l’espace de terre très limité qu’on nous aura
laissé pour nous servir de jardin ? Nous serions alors réduites à aller
respirer l’air et prendre nos délassements parmi les tombeaux ; nous
serions réduites à semer et à cueillir nos légumes et nos fruits sur les cadavres
de nos sœurs. »
Par délibération du 30 décembre 1791, l’administration se
rendit à ces simples raisons. Une partie des terres fut laissée à la
communauté, sont, symboliquement, la parcelle où s’élève aujourd’hui le Sacré –
Cœur. Là cependant ne s’arrêtèrent pas les difficultés des dernières Dames de
Montmartre. En nationalisant les biens du clergé, l’Assemblé nationale avait
pris l’engagement de verser une pension aux membres des communautés. Pour
Montmartre, on avait décidé que l’abbesse percevrait un traitement de
2 000 livres, chaque religieuse de chœur, 700 livres et les sœurs
converses, 350 livres. Les embarras financiers du gouvernement révolutionnaire
ne lui permirent pas de tenir cette promesse. Les pensions furent versées avec
une irrégularité croissante et, à plusieurs reprises, Mme de Montmorency-Laval
dut réclamer son dû, sans toujours obtenir gain de cause. Or, cette pension
était pratiquement tout ce qui restait à la communauté pour vivre et ne pas
laisser les bâtiments tomber en ruine.
La vie quotidienne devint de plus en plus difficile.
L’abbesse dut sans doute se rendre compte des dangers que courait la
communauté, puisqu’entre 1790 et 1791, elle fit transférer secrètement une
partie des précieuses reliques que possédait l’abbaye dans le cimetière de La
Courneuve, près de Saint-Denis. Soigneusement enfermées dans une caisse, elles
passèrent le temps de la tourmente, ignorées des révolutionnaires. Exhumées par
la suite, elles subirent bien des vicissitudes et finirent par être dispersées.
Actuellement, on en trouve encore une partie dans la chapelle de l’hôpital
Laënnec, rue de Sèvres, alors qu’une autre partie est revenue à Montmartre dans
les églises Saint-Pierre et Saint-Jean. En
revanche, alors que l’on trouve, avant 1790, mention de mobiliers et de
trésors divers, l’abbaye ne possède plus rien en 1793. On peut se demander si, prévoyante,
l’abbesse, avec l’aide d’amis dévoués, ne les a pas mis secrètement en sûreté
comme les reliques. Mais, contrairement à ces dernières, rien n’a réapparu par
la suite.
La fin approchait. Le 4 août 1792, un décret ordonna
l’évacuation et la vente de tous les couvents. Le 16 août, au nom de la
municipalité de Paris, Billaud-Varennes écrivit au président du district de
Saint-Denis : « La commission extraordinaire de l’Assemblée
nationale, monsieur, m’a paru désirer qu’on fit évacuer le plus promptement
possible la maison ci-devant abbaye de Montmartre. L’arrêté de la Commune
relatif aux couvents de Paris ne donne que trois jours pour déloger. Vu les
circonstances et le besoin qu’on peut avoir de cet emplacement pour établir les
batteries, je vous prie, monsieur, de vouloir bien adopter la même mesure que
nous et de faire signifier sur-le-champ aux religieuses de se retirer dans le
délai que votre sagesse leur prescrira. »
Le dimanche 19 août 1792, en présence des officiers
municipaux de Montmartre, deux administrateurs du district de Saint-Denis,
après avoir procédé au récolement de l’inventaire, firent évacuer l’abbaye par
les religieuses. Emportant le peu d’effets personnels que l’on avait bien voulu
leur laisser, les dernières Dames de Montmartre quittèrent la Butte, laissant
derrière elles, outre leur immense chagrin, six cent cinquante-neuf ans
d’histoire pendant lesquels le cœur de Montmartre avait battu à l’unisson avec
celui de son abbaye.
Les pauvres religieuses se réfugièrent à Saint-Denis
devenue, révolution laïque oblige, Franciade, où elles furent recueillies et
abritées par Beville, procureur-syndic chargé de l’administration et de la
liquidation des biens de leur monastère. Elles retrouvèrent un certain nombre
de congrégations qui, elles aussi avaient trouvé refuge à Saint-Denis où la
municipalité ne marquait aucune hostilité à l’égard des religieux.
Pendant près de deux ans, l’abbesse et ses compagnes
vécurent dans la prière et la pauvreté, sans cesse menacées de perdre les
maigres pensions que l’Etat leur versait avec irrégularité et parcimonie. Elles
réussirent cependant à maintenir à Saint-Denis une sorte de vie de communauté
précaire et sans clôture.
C’est le 6 mai 1794, qu’à la suite d’une dénonciation on
vint arrêter Mme de Laval. Avait-elle commis quelque imprudence, ne serait-ce
qu’en parole ou bien, son seul nom l’avait-elle rendue suspecte au Tribunal. On
ne sait. La perquisition que l’on opéra dans la chambre qu’elle occupait ne
permit cependant de trouver que quelques meubles, des enveloppes vides et des
objets personnels, pieux souvenirs qu’elle avait emportés en quittant le
monastère. Après son arrestation, on la ramena à Paris dans l’ancien couvent de
Saint-Lazare, transformé en prison, où elle fut inscrite sous le nom de
« Marie Laval, ci-devant Montmorency, ex abbesse de Montmartre » avec
comme signe d’identité : « 4 pieds 10 pouces, cheveux et sourcils
grisonnants, yeux bruns, nez aquilin, bouche petite, menton rond, visage ovale
et maigre, un signe à droite proche le nez ». Selon un de ses compagnons
d’infortune, elle ne pouvait plus « se soutenir ni parler. » Les
émotions, la misère, les privations avaient sans doute eu raison de cette femme
de soixante-dix ans que sa surdité avait enfermée dans la prière. Malgré ses
infirmités, elle fut englobée dans une histoire de conspiration, montée de
toutes pièces par le Tribunal révolutionnaire et transférée le 23 juillet 1794
à la Conciergerie avec vingt-quatre autres prisonniers.
Le lendemain, 6 thermidor, à 9 heures du matin, Mme de
Montmorency-Laval comparut devant le président Sellier. L’accusateur public,
Fouquier-Tinville, requit contre elle : « La femme Laval, ex-abbesse
de Montmartre, a été en cette qualité une des plus cruelles ennemies du peuple,
en exerçant, sous le prétexte de privilèges de sa ci-devant abbaye, une foule
d’exactions et de concussions envers les citoyens qu’elle avait l’audace
d’appeler ses vassaux. Elle a refusé de prêter aucun serment à la Nation,
croyant que son nom et son état de religieuse devaient l’empêcher de
reconnaître jamais la Liberté et l’Egalité des hommes entre eux ; enfin,
elle est encore prévenue d’avoir entretenu des intelligences avec les conspirateurs
d’outre-Rhin. »
Totalement sourde, l’abbesse ne put entendre ces grotesques
accusations et encore moins s’en défendre. Elle n’entendit pas plus les
conclusions du jury condamnant les vingt-quatre accusés à l’échafaud. Abimée
dans ses prières, elle fut conduite en charrette jusqu’à la barrière du Trône
(actuelle place de la Nation) où était dressée la guillotine. A la vue de cette
femme impotente et âgée, la foule eut, dit-on, un frémissement d’indignation.
Mme de Montmorency-Laval ne s’en douta certainement pas. Jusque sous le couteau
de la guillotine, elle pria la Vierge se montrant ainsi digne du saint-Evêque
qui, dix-sept siècles avant elle, avait, selon la légende, péri sous la hache
du bourreau en chantant louange à Dieu.
Il est en effet impossible de ne pas rapprocher le martyre
de la dernière abbesse de Montmartre de celui de saint Denis et de ne pas voir
là un signe de l’intervention divine. Le corps et la tête de l’abbesse furent
portés dans une fosse commune creusée dans le sable d’une ancienne carrière,
sur le chemin de Saint-Mandé, à côté des ruines du monastère des Augustines de
Picpus. C’est là que sont encore conservés les restes des 1 436 victimes
guillotinées à la barrière du Trône, du 14 juin au 27 juillet 1794.
Avec son abbesse, disparaissait définitivement la
congrégation de Montmartre. Il ne restait aux hommes qu’à détruire ce que six
siècles d’histoire avaient formé : les murs de l’abbaye.
Au début du mois de mai 1794, alors que Robespierre,
Saint-Just, Couthon et leurs sinistres compagnons faisaient vivre à la capitale
ses derniers jours de « terreur », une affiche annonça la mise en
vente par lots du monastère de Montmartre. Seule, l’église Saint-Pierre,
considérée comme église paroissiale, était épargnée. La vente aux enchères eut
lieu le 24 mai 1794 et fit le bonheur des plâtriers et autres entrepreneurs en
maçonnerie, qui comptaient se rembourser à bon compte de leur achat sur les
antiques pierres. Ainsi, après l’abbaye de Saint –Victor, après le couvent des
chartreux au Luxembourg, après le monastère des Capucines de la place Vendôme,
la pioche allait massacrer avec les bâtiments, qui, six siècles durant, avaient
abrité les bénédictines de Montmartre. Rien, pratiquement rien, n’a subsisté
des bâtiments conventuels de la Butte.
Or, comme si une puissance occulte avant voulu qu’on laissât
définitivement l’abbaye dans l’oubli, nous ne disposons que de renseignements
très fragmentaires et peu précis, pour nous éclairer sur les bâtiments
primitifs du couvent. Seul, un plan de la fin du XVIe nous permet, malgré les
erreurs dont il est entaché, d’entreprendre une visite partielle de l’abbaye
d’en haut. On y accédait par une porte cochère située au sud du parvis, à
l’emplacement actuel de l’entrée du jardin du Calvaire. Immédiatement à gauche
de cette entrée, se trouvaient le parloir et la loge du portier. A leur suite,
tout le rez-de-chaussée de l’aile occidentale était réservé aux hôtes de
l’abbaye qui disposaient de petites chambres, d’un salon assez vaste et d’une
salle à manger. Le cloitre s’étendait sur le flanc méridional de l’église
depuis la deuxième travée jusqu’au transept. Il « appartenait, comme
l’abside, au règne de Philippe Auguste (1180-1223), et ses ogives reposaient
sur un double rang de colonnettes arrondies dont le diamètre n’atteignait pas la longueur d’un demi-pied.
Des consoles enchâssées dans les murs soutenaient les images des saints
protecteurs de la maison ». Telle est la description qu’en donnait
Guilhermy au XIXe siècle d’après les souvenirs de ceux qui avaient connu ce
cloître et les éléments architecturaux qu’on avait pu en retrouver.
Dans l’angle sud-ouest du cloître, on avait construit toute
une série de petits bâtimetns annexes om l’on avait aménagé la cuisine, la
« chopinière » (le cellier), la « dépense » (office), la
« soulliarde » (buanderie), les latrines et les réfectoires des
domestiques. L’aile méridionale abritait le réfectoire des religieuses
au-dessus duquel se trouvait le dortoir. Le rez-de-chaussée était divisé en
trois parties : l’escalier conduisant du premier étage à l’église, la
salle du chapitre et des « greniers ».
Du premier étage nous ne connaissons que l’emplacement exact
du dortoir au-dessus du réfectoire. Pour le reste, nous savons qu’il existait
une bibliothèque, une infirmerie et des chambres pour les aumôniers, mais nous
ignorons où elles se situaient. Les communs se divisaient en deux parties.la
première s’étendait à l’ouest de l’église, à l’emplacement de l’actuelle rue
Saint-Eleuthère. Elle comprenait le pressoir seigneurial, les écuries et les
chambres des domestiques. L’autre partie des communs, grenier à blé, bûcher,
lavoir et boulangerie, s’étendait au sud de l’enclos, là où se trouve
aujourd’hui le petit square Nadar.
L’ensemble des bâtiments était entouré de jardins avec deux
parterres, l’un au sud et l’autre à l’ouest. La partie occidentale de ce jardin
s’étendant jusqu’à l’actuelle place Jean-Baptiste Clément d’une part et à la
rue Gabrielle d’autre part, alors qu’au nord, c’était l’angle des actuelles
rues du Chevalier-de-la-Barre et de la Bonne qui en formaient la limite. Telles
sont à peu près nos connaissances sur l’état et la disposition des bâtiments de
l’abbaye primitive. Nous ne savons pas en revanche où se trouvait le
« corps d’hôtel en forme de pavillon » que Philibert de l’Orme
construisit pour l’abbesse en 1552. Cette construction, de douze mètre de long
sur six de large, comprenait en sous-sol deux celliers, deux chambres basses au
rez-de-chaussée, deux autres chambres au premier étage et un grenier. A cela
devait s’ajouter une galerie de vingt-quatre mètres de long sur quatre de
large, se composant d’un rez-de-chaussée, d’un premier étage et d’un grenier.
Si le pavillon fut bien construit, on ignore si la galerie vit le jour.
De même nous ignorons
l’endroit où Philibert de l’Orme comptait édifier le nouvel édifice
destiné à remplacer la partie du couvent détruite par le terrible incendie de
1559. Nous savons, cependant, que l’architecte avait conçu un plan original qui
eût été très expressif, mais d’un étrange effet. Il avait songé à un vaste
bâtiment de forme sphérique de cinquante à soixante mètres de diamètre,
renfermant au rez-de-chaussée, un péristyle formant cloître et, au-dessus,
plusieurs étages de cellules reliées entre elles par de nombreux dégagements.
L’édifice s’achevait par une toiture ronde surmontée elle-même d’une rotonde en
façon de lanterne. C’était en quelque sorte, une immense ruche renfermant toute
la communauté avec ses dépendances. « Elle eut représenté à ceux de Paris
un globe terrestre ou céleste qui eust été très beau, et encores plus admirable
par curiosité, on eust peu discerner sur la couverture »
Nous ne discuterons pas le génie que Philibert de l’Orme
s’attribua. L’effet esthétique d’un tel dôme au sommet de la butte est, en revanche,
beaucoup plus incertain. D’autant que, quatre siècles plus tard, un bâtiment de
forme assez proche, et tout aussi contestable malgré sa monumentalité, se
dresse au-dessus de Paris et nous permet d’en juger objectivement. Philibert de
l’Orme ne savait pas que la postérité donnerait en partie, suite à ses projets.
Nous l’avons dit, la mort d’Henri II, en 1559, la disgrâce
de Philibert de l’Orme, qui suivit de peu, ne permirent pas la réalisation de
cet étonnant projet. Les religieuses durent se contenter de réparations
sommaires, jusqu’à la découverte, en 1611, de la fameuse crypte du Sanctum
Martyrium qui entraîna l’extension sur le versant méridional de la Butte des
limites de l’abbaye. Pour couvrir les dépenses occasionnées par l’acquisition
des nouveaux terrains et l’aménagement du prieuré, l’abbaye aliéna la partie
occidentale du jardin sur laquelle se forma la place du Tertre. C’est là qu’en
1628, la confrérie des Orfèvres de Paris acquit un terrain de six arpents pour
y faire construire une maison qui devait lui servir de lieu de réunion les
jours de visite au Martyrium et
qu’elle louait le reste de l’année. Dès 1650, tout le pourtour de la place du
Tertre était construit. A côté de la maison des Orfèvres, s’élevait le Pavillon
des Princes, vaste maison qui fut louée en 1720 à Pierre Duchef, marchand de
vins, pour sept ans, moyennant quatre cents livres, une tourte de six pigeons à
la Saint-Denis et vingt douzaines d’échaudés à Pâques. En revanche, les
terrains situés au sud, dit « Gamache » et au sud-ouest « La
Provence », ne furent construits qu’après 1775. Cette année-là, l’abbesse
fit bail à vie à un sieur La Biche, marchant mercier, de ses terrains sur
lesquels il commença des constructions. en 1778, La Biche céda son terrain au
duc de Montmorency qui fit, semble-t-il édifier en cet endroit une maison de
plaisance.
Peu à peu, on le voit, parti du haut de la Butte, le village
s’étendit vers le bas autour du prieuré du Martyrium.
L’administration du couvent favorisa ce rapprochement, puisque vers
1630-1635, l’abbesse Marie de Beauvilliers avait fait construire quelques
maisons en dehors de la clôture, non loin du Martyrium, pour les louer en se réservant quelques pièces et les
écuries. C’est donc autour de la nouvelle église que s’organisa la vie
communautaire de Montmartre. Cette nouvelle église, les bénédictines l’avaient
voulue digne du saint martyr qui en avait provoqué la reconstruction. Bien que
tout eût été rasé, brûlé, dispersé ou brisé lors de la démolition de la
chapelle et du couvent en 1794, nous savons par quelques descriptions que le Sanctum Martyrium était magnifiquement
décoré. La large nef était ornée de pilastres et le chœur, au-dessus duquel
s’élevait une vaste coupole, s’achevait sur un remarquable maître-autel, œuvre
de Jean Blanchard, sculpteur du roi, et Nicolas François, menuisier. Il avait
coûté 7 500 livres et s’ornait de quatre grandes figures : la
Dévotion ou l’Humilité, la Religion ou l’Eglise et deux grands anges assis
tenant les armes, l’un de l’abbaye, l’autre de l’abbesse, Marie de
Beauvilliers ; quatre autres figures de dimensions plus réduites
complétaient cette superbe ornementation : une Vierge, un Saint-Denis et
deux petits anges assis tenant des cornes d’abondance pleines de roses.
Sous cette chapelle se trouvait une crypte fort ancienne qui
s’étendant sous toute la largeur du chœur de l’église supérieure. « Là,
raconte Dubuisson- Aubenay, dans sa description de Montmartre (1642), il y a un
autel et en un creux au-dessous d’icelui, une image fort vieille de saint
Denys, portant sa teste et, derrière l’autel, il y a une peinture comme au
dessous de Montmartre, estans décapité il se relève et les anges lui aydent à
porter sa teste... En (cette) première crypte estoient il y a bien vingt ou
trente ans, deux caisses en fiertes de bois peint et doré ou l’on estimoit que
jadi estoient les corps des saints Rustic et Eleuthère, compagnons de saint
Denys. Ces deux caisses sont à présent dans un grand buffet ou grandes armoires
a costé du maistre-autel de chœur de l’église. »
Des richesses que possédait l’abbaye, nous n’avons qu’une
idée très partielle. D’abord, parce que Montmartre a été régulièrement pillé et
saccagé pendant la guerre de Cent Ans, puis durant les guerres de religion et
de la ligue. Un grand nombre d’œuvres
d’art que le Moyen âge y avait laissé a donc disparu avec les bandes pillardes.
Par ailleurs, les inventaires dressés à l’époque révolutionnaire nous semblent
bien minces, dans la mesure, où, au XVIIe siècle surtout, l’abbaye a bénéficié
de grandes largesses de la part des familles des abbesses. Il est donc probable
que, dans les années 1790-1791, une partie des richesses a été mise à l’abri
par les soins de Mme de Montmorency-Laval, qui espérait sans doute un retour à
des jours meilleurs. Une troisième hypothèse est aussi plausible : au
cours du XVIIIe siècle, l’abbaye se trouva, à plusieurs reprises, incapable de
faire face à ses échéances financières. On peut donc imaginer que les abbesses
ont dû, parfois, et bien à contrecœur, vendre quelques objets de valeur ou
faire fondre quelque pièce d’argenterie, pour régler les dettes les plus
urgentes ; sinon, où seraient passées les magnifiques lampes d’argent et
les objets d’art précieux dont, au cours des âges, rois et reines de France,
princes du sang et grandes familles, proches parents des abbesses, avaient doté
l’abbaye ?
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