Mentionnons pour mémoire qu’en 1664, l’abbesse Françoise
Renée de Lorraine, qui succéda à Marie de Beauvilliers, intenta une action
contre le duc de Tresmes, fils du duc de Gesvres, en restitution de la
seigneurie de Bourg la Reine, estimant que ce bien avant été aliéné sans l’avis
de la communauté, et malgré les protestations du duc, elle obtint le retour à
l’abbaye de la seigneurie contre le remboursement du prix d’achat. Cet acte de
peu d’importance en soi, semble révéler que tous les actes de Marie de
Beauvilliers ne furent pas accueillis de bonne grâce par les religieuses de
Montmartre. Des historiens se sont même
fait l’écho de bruits qui coururent sur les difficultés qu’éprouva l’abbesse à
réformer l’abbaye. Sauval prétendait tenir personnellement d’elle le récit
d’une tentative d’empoisonnement dont elle faillit être victime de la part de
religieuses au caractère particulièrement rétif ; elle en garda,
semble-t-il une faiblesse chronique et même des difficultés motrices qui l’obligèrent
à prendre une semi retraite, en 1647, à soixante-dix ans.
Auparavant, grâce à la mise au net des comptes de l’abbaye,
elle peut engager les premiers travaux dont les conséquences influencèrent
toute la suite des événements dans l’abbaye. La chapelle du Martyrium avait
subi, comme l’église supérieure, les vicissitudes du temps. Les guerres de
religion ne l’épargnèrent pas : en 1590, lorsque Henri IV installa ses
canons tout près de là pour attaquer Paris, la voûte s’effondra et il fallut l’abandonner.
En 1611, ayant obtenu des dons de la cour et des quêtes publiques, Marie de
Beauvilliers passa marché avec Jean Gobelin, maître maçon, pour la
reconstruction et l’agrandissement de la chapelle.
Or, le 12 juillet, alors que les maçons creusaient les fondations
des nouveaux murs derrière le chevet, ils rencontrèrent une voûte sous laquelle
apparut un escalier de trente-sept marches conduisant à « une cave ou
caverne dans un roc de plastre » d’une longueur de trente-deux pieds (soir
un peu plus de dix mètres) sur huit pieds à l’entrée, seize dans la plus grande
largeur et sept au fond. La hauteur variait de huit à neuf pieds. A l’est, un
autel rudimentaire était formé d’une table de plâtre grossièrement taillée et
ornée d’une croix gravée. Sur le mur on pouvait voir des inscriptions à moitié
rongées par le temps « escrit de pierre noire sur le roc » qui se
lisaient MAR..., DIO..., CLEMIN...
C’est à peu près ainsi que les événements furent relatés
dans le procès-verbal que l’abbesse fit immédiatement rédiger, consciente
qu’elle fut, sans doute, de l’importance de cette découverte. De même, elle vit
exécuter par jan van Halbeck une gravure destinée à populariser cette crypte
dans laquelle on voulut voir immédiatement le lieu de prière et de supplice de Saint
Denis et de ses compagnons. Cette gravure exécutée dans un style naïf qui
correspondait assez bien à sa destination, montrait en arrière-plan une vue
assez sommaire de Paris dominé par la butte du Mons Martyrium. Au sommet de la colline se trouvait l’église
abbatiale, et, n peu en dessous, la chapelle du Saint-Martyre. Tout autour,
arbres, moulins et fermettes confirmaient le caractère presqu’exclusivement
rural de Montmartre en ce début du XVIIe siècle. Au premier plan l’auteur a
montré en une sorte de coupe la crypte dont les éléments concordent à peu près
avec ceux du procès-verbal – à ceci près que l’autel était timbré de trois
croix au lieu d’une et qu’il était placé dans une sorte de niche qui n’était
pas mentionnée dans le procès-verbal. Un escalier droit montait jusqu’à
l’ouverture de la voûte. Quelques années plus tard, Dom Marrier publia dans son
Histoire de Saint-Martin-des-Champs, une vue un peu différente signée Jaspar
Isaac. On remarque entre autres, que des hommes en costume d’époque ont remplacé
les moines que l’on voyait primitivement fouiller la crypte ; l’un d’entre
eux exhumait un os humain, détail qui disparut totalement dans la seconde
gravure. Denise Fossard, historiographe des églises de Montmartre, se demandait
si l’on n’avait pas prétendu, dans la précipitation, ou intentionnellement,
avoir trouvé des ossements dans la crypte, assertion sur laquelle il aurait
fallu revenir, faute de preuve...
Outre le procès-verbal et les gravures, divers témoignages
d’érudits sont parvenus jusqu’à nous : ceux de dom Jacques Du Breul,
historien de Paris, du père Etienne Binet, spécialiste de Saint-Denis et de
Dubuisson-Aubernay, qui donna dans son histoire manuscrite de paris une
description fort détaillée du lieu : « Vous descendez quinze degrés
de pierre en une crypte ou chapelle qui contient tout le dessous du chœur de
l’église en haut... au-dessous de cette chapelle ou première crypte, il y en a
une autre, où, avec flambeau (parce qu’il n’y a nulle clarté) on descend de
soixante degrés à deux reprises bien droites, quinze de la première et
quarante-cinq de la seconde, jusques au bas, où vous trouvez un caveau taillé
dans le roc de pierre blanche et tendre toute fenduë et crevaceë tant haut que
bas en plusieurs endroits. Il y a aussi un autel de la mesme pierre du costé
d’orient et la croyance commune est que St Denys disoit la messe. Le lieu est
fort humide et le roc rend l’eau de tous costés à grosses gouttes. »
Ce qui frappe dans cette description, c’est le nombre de
marches de l’escalier qui ne correspond pas à celui des trente-sept donné dans
le procès-verbal. En fait, on avait sans doute ajouté huit marches à l’escalier
primitif pour aboutir au fond de la crypte. Les quinze marches supplémentaires
devaient avoir été creusées à partir de la crypte supérieure et par un coude
rejoindre l’escalier découvert par les maçons. La profondeur de cette crypte
primitive semble en tout cas exceptionnelle puisqu’il fallait un total de
soixante degrés pour y accéder alors que quinze degrés seulement séparaient la
chapelle de la crypte supérieure.
Cette découverte, habilement exploitée, attira des foules de
visiteurs et des offrandes innombrables qui permirent de renflouer les finances
du monastère. Aussi bien, l’authenticité de la découverte fut presque aussitôt
mise en doute par Sauval d’abord, par Lebeuf ensuite, qui voulaient ne voir
dans la crypte qu’une simple caverne. Le premier n’hésitait pas à la décrire
comme « une petite cave brute, creusée alors et agrandie depuis à coups
perdus ». En fait, la réfutation de Sauval ne s’appuie que sur son propre
scepticisme ; entre les deux dernières guerres, Léon Levillain, dont les
critiques étaient fondées sur une méthode précise et érudite, se montrait
beaucoup plus réservé que ses prédécesseurs : il pensait que la crypte
découverte en 1611 avait bien été consacrée au culte de saint Denis. Cependant,
il ne la croyait pas antérieure à l’apparition de la légende mise au point au
début du IXe siècle par Hilduin. On
aurait fait d’une ancienne carrière abandonnée une grotte commémorative qui
aurait justifié à postériori les théories des moines de Saint-Denis. Une fois
de plus, tout cela n’est qu’hypothèse, dans la mesure où les rapports du XVIIe
siècle sont trop succincts pour avoir une valeur archéologique probante et où
l’ensemble des bâtiments du Saint-Martyr, ayant été détruits en 1793, il n’en
reste actuellement aucune trace pour nous aider à connaître la vérité.
Nous l’avons déjà dit : cette découverte, discutable ou
non, eut sur le couvent de très importantes conséquences. L’affluence des
pèlerins –on y vit la Reine mère Marie de Médicis, toute la Cour et plus de
soixante mille personnes se rendirent sur les lieus –rétablit singulièrement
les finances de l’abbaye et permit à Marie de Beauvilliers d’entreprendre les grands
travaux qu’elle avait projetés. En 1622, Anne de Beauvillier, sa sœur,
soucieuse des dernières volontés de feu son époux Pierre Forget, résolut de
transformer la chapelle en prieuré dépendant de l’abbaye. Elle y affecta une
rente de 1 200 livres à laquelle elle ajouta la somme considérable de 27 000 livres à employer en rentes ou
bien-fonds. Le 7 juin 1622, Henri de Gondi, cardinal de Retz, évêque de Paris,
approuva la fondation du prieuré sous l’invocation des Saints Martyrs et réunit à ces biens les rentre des deux anciennes
chapellenies, tombées en désuétude lors des guerres de religion. En décembre
1630, Louis XIII y ajouta 300 livres de rente sur le domaine de Paris, pour
l’entretien d’un chapelain, et en décembre 1662, Anne d’Autriche donna encore
au prieuré 800 livres de rente sur son domaine de Calais pour la fondation
d’une messe quotidienne. C’est dire les largesses dont eut à bénéficier
l’abbaye à partir de la découverte du saint lieu...
Dès 1622, dix religieuses placées sous la direction de la
prieure Denise de Murat, occupèrent les nouveaux bâtiments claustraux dédiés
aux Saint-Martyrs. Mais l’afflux de
nouvelles postulantes amena Marie de Beauvilliers à agrandir le nouveau
prieuré. Les travaux commencés en 1623
furent achevés en 1639 : « Les religieuses et abbesse de Montmartre,
considérant la grande dévotion des Parisiens au lieu appelé les Martyrs, en ont
fait une fort belle église, au même lieu où était l’ancienne chapelle, embelli
de belles chapelles, très bien parées et d’un grand autel des plus beaux qui se
voient », écrivait le continuateur de Du Breul. Un dôme s’éleva au-dessus
du chœur de la nouvelle chapelle, la rendant plus digne non seulement des trois
premiers martyrs, mais aussi du vœu de saint Ignace et de ses compagnons. Deux
corps de logis destinés aux gens de service, un cloître entouré d'arcade et de
colonnes et une petite chapelle consacrée à saint Benoît, pour lequel les
religieuses avaient une vénération particulière et dont elles croyaient
conserver certaines reliques, formaient un ensemble digne d’une congrégation
importante.
Le monastère se trouvait donc divisé en deux :
bénédictines d’en haut et bénédictines d’en bas. Depuis 1644, Marie de
Beauvilliers, dont la santé s’était profondément altérée, avait pris comme coadjutrice
Françoise-Renée de Lorraine, fille de Charles de Lorraine, duc de Guise, et de
Henriette – Catherine de Joyeuse, veuve
en première noce de Henri de Bourbon, duc de Montpensier.
Comme les premières religieuses de Montmartre,
Françoise-Renée de Lorraine, venait de Saint Pierre de Reims dont elle était
l’abbesse depuis 1637. Elle apportait avec elle, outre les puissants appuis dus
à sa haute naissance et à sa fortune personnelle, de remarquables qualités
morales et intellectuelles qui lui permirent de poursuivre l’œuvre de Marie de
Beauvilliers. Soucieuse de maintenir l’unité du couvent, car elle devait sentir
les dangers présentés par la division de la communauté, elle obtint de sa mère,
la duchesse de Guise, les fonds nécessaires à la construction d’une galerie
couverte reliant le dortoir du prieuré des Saints-Martyrs à l’église du haut,
par le vieux cloître. Cette galerie, dont le coût s’élevé à 23 000 livres,
somme tout à fait considérable, s’étendait sur deux cents toises environ, en
bordure de la rue des Martyrs et grimpait le long de la Butte par une
alternance d’escaliers et de paliers inclinés avec deux coudes dont l’angle
très large, permettait de donner à la galerie une pente moins abrupte que celle
de la colline. A l’un de ces coudes était adossée une chapelle dédiée à
Notre-Dame-de-Lorette dans laquelle les religieuses pouvaient prier et se
reposer. Ainsi, en toute saison et par tous les temps, on pouvait aisément se
rendre du prieuré à l’église supérieure où se célébraient les offices de nuit.
Poursuivant ses largesses, la duchesse de Guise fit don à l’abbaye de superbes ornements et y fit
élever, en 1654, un mausolée pour le cœur de son second mari.
En 1659, la sœur de l’abbesse coadjutrice, Marie de
Lorraine, dite Mlle de Guise, donna à l’abbaye mille livres de rente pour la
reconstruction du mur d’enceinte de l’abbaye, dont les travaux furent achevés
en 1672. L’abbesse Françoise-Renée de Lorraine prit elle-même sur son propre
pécule pour la réfection du portail, les réparations des bâtiments et la
décoration de l’église abbatiale. Devant tant de libéralités, les religieuses
décidèrent de faire célébrer un service solennel à chaque anniversaire d’un
membre de la famille de Guise.
Marie de Beauvilliers s’éteignit le 21 avril 1657 et Françoise-Renée
de Lorraine lui succéda. Elle reçut la bénédiction le 24 mai suivant, avec une
pompe extraordinaire, des mains du cardinal Barberini, archevêque de Reims et
Grand Aumônier de France. Henri de Lorraine, frère de l’abbesse, lui fit don,
pour l’occasion, d’une crosse en vermeil, d’un poids de 36 marcs (soit 8,8 kg).
Immédiatement, la nouvelle abbesse s’appliqué à accroître les sources de
revenus de l’abbaye ; elle récupéra, nous l’avons dit, la seigneurie de
Bourg-la-Reine, et fit l’acquisition sur l’abbaye de Saint-Denis, du fief de
Clignancourt. Cette acquisition étendait la juridiction de l’abbaye au nord
jusqu’à l’actuelle rue Ordener, à l’est jusqu’à la rue Stephenson et mettait
surtout fin à d’éternels conflits de juridiction entre les Dames de
Montmartre et l’abbaye de Saint-Denis,
dus à l’enchevêtrement inextricable des nombreuses censives des deux
seigneuries.
L’abbesse mit aussi de l’ordre dans son domaine parisien dit
du For-aux-Dames qui comprenait en 1674 :
Quatre maisons rue de la Heaumerie
Vingt-trois maisons rue Saint-Martin
Quatorze maisons rue des Petits Champs
Deux maisons rue des Ménétriers
Cinq maisons rue Neuve-Saint-Merry
Deux maisons rue de la Lanterne
Les droits sur la Grande-Boucherie
Cinq places à vendre tripes et poissons contre le Châtelet
Une boutique sous la voûte du Châtelet
Quatorze maisons rue de l’Arbre-Sec
Trente-trois maisons rue Saint-Honoré ;
Six maisons rue Tirechappe
Vingt-quatre sous de rente de l’Hôtel-Dieu, sur une étable
rue du Sablon ;
Vingt-quatre sous de rente de l’Hôtel de Ville pour une
maison absorbée dans la reconstruction de celui-ci.
Cette déclaration valut à l’abbesse des problèmes avec la
prévôté de Paris qui alla jusqu’à contester les droit du couvent dans
Montmartre et Clignancourt. C’est à cette époque que l’ « Auditoire
des Dames », lieu où l’abbesse rendait justice et percevait les droits
seigneuriaux, fut transféré de la rue de la Heaumerie à Paris, à la Cour du
Pressoir, qui séparait, dans le couvent,
les communs du cloîtres, sur l’actuelle rue Saint Eleuthère.
Le 6 avril 1662, Montmartre fut le théâtre d’un événement
qui aurait pu être essentiel pour l’avenir de l’histoire de France. Louis XIV
et Charles IV, duc de Lorraine, signèrent dans l’abbaye un traité par lequel le
duc s’engageait à laisser tous ses Etats en héritage au roi avec promesse de
livrer la ville de Marsal pour sûreté de l’exécution du traité, à condition que
tous les princes de la maison de Lorraine se raient déclarés princes du Sang de
France. Le Parlement vérifia les clauses de cette convention qui eût été
déclarée recevable si elle avait été revêtue, à l’époque, de toutes les
signatures, ce qui ne put se faire. Le traité n’eut donc, certes, pas de suite
immédiate, mais un siècle plus tard, la Lorraine et le duché de Bar entrèrent
dans les biens de la couronne de France. Il s’en était donc fallu de peu que
les liens familiaux de l’abbesse de Montmartre provoquassent dans son monastère
une des plus importantes acquisitions faites par notre pays sous l’Ancien
Régime.
En 1675, Marguerite d’Orléans, nièce de Françoise-Renée de
Lorraine, vint s’installer à Montmartre. Elle fit bâtir pour son séjour un
pavillon spécial à cheval sur le mur de clôture de l’abbaye, avec des communs,
et l’on entoura le tout d’un vaste mur de clôture qui coupait, à hauteur de
l’actuelle rue Antoinette, l’ancien chemin des Martyrs lequel, en droite ligne,
reliait Paris au village de Montmartre. En 1678, pour dédommager les habitants,
on ouvrit un nouveau chemin, à l’ouest, sur l’ancienne sente de Saccalie :
cette nouvelle rue (actuelle rue Ravignan) fut pavée sur les fonds du pavé de
Paris.
Peu à peu, l’ancien couvent perdait son prestige, face à la
vogue du nouveau prieuré dont les bâtiments avaient été refaits et vers
lesquels affluaient les pèlerins. Les bâtiments de la vieille abbaye tombaient
en ruine et depuis longtemps les religieuses songeaient à transférer le
monastère au prieuré. Les moyens financiers, malheureusement leur manquaient.
C’est alors que le roi promit 50 000 écus permettant, en 1681, la réunion
du monastère dans les bâtiments du prieuré. François de Harlay, archevêque de
Paris, autorisa le transfert des reliques et la démolition des anciens lieux
conventuels « sauf cependant le bas-côté de l’église, qui est joignant le
viel cloitre où il sera placé une grille pour les stations et processions, qui
se pourront faire par les dites religieuses ». A dater de ces lettres patentes,
les bâtiments claustraux de l’antique abbaye tombèrent sous le marteau et leurs
pierres servirent à la construction du nouveau monastère. Comme si la puissance
divine avait voulu montrer la fin d’une
époque, Françoise-Renée de Lorraine s’éteignit le 4 décembre 1682, sans avoir
pu assister à l’installation de son couvent dans les nouveaux bâtiments,
installation qui n’eut lieu que le 8 décembre 1686.
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