lundi 30 septembre 2013

L’Abbaye de Montmartre au XVIIe siècle

L’Abbesse Marie de Beauvilliers s’attaqua d’abord à la remise en ordre des finances de l’abbaye. Elle trouva dans ce domaine un appui fort utile en la personne de Pierre Forget, seigneur de Frênes et secrétaire du roi, qui n’était autre que son beau-frère, puisqu’il avait épousé Anne de Beauvilliers, sœur aînée de Marie. L’abbesse fit d’abord refaire le terrier de l’abbaye, afin de connaître les ressources de celle-ci. Ayant fait le compte des dettes, elle obtint des lettres de patentes qui lui permirent d’aliéner les biens du couvent jusqu’à concurrence des dettes et des sommes nécessaires aux réparations ; elle put ainsi vendre une maison à Paris et la seigneurie de Bourg La Reine, qui fut acquise par le duc  de Gesvres pour 4 500 livres.
Mentionnons pour mémoire qu’en 1664, l’abbesse Françoise Renée de Lorraine, qui succéda à Marie de Beauvilliers, intenta une action contre le duc de Tresmes, fils du duc de Gesvres, en restitution de la seigneurie de Bourg la Reine, estimant que ce bien avant été aliéné sans l’avis de la communauté, et malgré les protestations du duc, elle obtint le retour à l’abbaye de la seigneurie contre le remboursement du prix d’achat. Cet acte de peu d’importance en soi, semble révéler que tous les actes de Marie de Beauvilliers ne furent pas accueillis de bonne grâce par les religieuses de Montmartre. Des historiens  se sont même fait l’écho de bruits qui coururent sur les difficultés qu’éprouva l’abbesse à réformer l’abbaye. Sauval prétendait tenir personnellement d’elle le récit d’une tentative d’empoisonnement dont elle faillit être victime de la part de religieuses au caractère particulièrement rétif ; elle en garda, semble-t-il une faiblesse chronique et même des difficultés motrices qui l’obligèrent à prendre une semi retraite, en 1647, à soixante-dix ans.
Auparavant, grâce à la mise au net des comptes de l’abbaye, elle peut engager les premiers travaux dont les conséquences influencèrent toute la suite des événements dans l’abbaye. La chapelle du Martyrium avait subi, comme l’église supérieure, les vicissitudes du temps. Les guerres de religion ne l’épargnèrent pas : en 1590, lorsque Henri IV installa ses canons tout près de là pour attaquer Paris, la voûte s’effondra et il fallut l’abandonner. En 1611, ayant obtenu des dons de la cour et des quêtes publiques, Marie de Beauvilliers passa marché avec Jean Gobelin, maître maçon, pour la reconstruction et l’agrandissement de la chapelle.
Or, le 12 juillet, alors que les maçons creusaient les fondations des nouveaux murs derrière le chevet, ils rencontrèrent une voûte sous laquelle apparut un escalier de trente-sept marches conduisant à « une cave ou caverne dans un roc de plastre » d’une longueur de trente-deux pieds (soir un peu plus de dix mètres) sur huit pieds à l’entrée, seize dans la plus grande largeur et sept au fond. La hauteur variait de huit à neuf pieds. A l’est, un autel rudimentaire était formé d’une table de plâtre grossièrement taillée et ornée d’une croix gravée. Sur le mur on pouvait voir des inscriptions à moitié rongées par le temps « escrit de pierre noire sur le roc » qui se lisaient MAR..., DIO..., CLEMIN...

C’est à peu près ainsi que les événements furent relatés dans le procès-verbal que l’abbesse fit immédiatement rédiger, consciente qu’elle fut, sans doute, de l’importance de cette découverte. De même, elle vit exécuter par jan van Halbeck une gravure destinée à populariser cette crypte dans laquelle on voulut voir immédiatement le lieu de prière et de supplice de Saint Denis et de ses compagnons. Cette gravure exécutée dans un style naïf qui correspondait assez bien à sa destination, montrait en arrière-plan une vue assez sommaire de Paris dominé par la butte du Mons Martyrium. Au sommet de la colline se trouvait l’église abbatiale, et, n peu en dessous, la chapelle du Saint-Martyre. Tout autour, arbres, moulins et fermettes confirmaient le caractère presqu’exclusivement rural de Montmartre en ce début du XVIIe siècle. Au premier plan l’auteur a montré en une sorte de coupe la crypte dont les éléments concordent à peu près avec ceux du procès-verbal – à ceci près que l’autel était timbré de trois croix au lieu d’une et qu’il était placé dans une sorte de niche qui n’était pas mentionnée dans le procès-verbal. Un escalier droit montait jusqu’à l’ouverture de la voûte. Quelques années plus tard, Dom Marrier publia dans son Histoire de Saint-Martin-des-Champs, une vue un peu différente signée Jaspar Isaac. On remarque entre autres, que des hommes en costume d’époque ont remplacé les moines que l’on voyait primitivement fouiller la crypte ; l’un d’entre eux exhumait un os humain, détail qui disparut totalement dans la seconde gravure. Denise Fossard, historiographe des églises de Montmartre, se demandait si l’on n’avait pas prétendu, dans la précipitation, ou intentionnellement, avoir trouvé des ossements dans la crypte, assertion sur laquelle il aurait fallu revenir, faute de preuve...
Outre le procès-verbal et les gravures, divers témoignages d’érudits sont parvenus jusqu’à nous : ceux de dom Jacques Du Breul, historien de Paris, du père Etienne Binet, spécialiste de Saint-Denis et de Dubuisson-Aubernay, qui donna dans son histoire manuscrite de paris une description fort détaillée du lieu : « Vous descendez quinze degrés de pierre en une crypte ou chapelle qui contient tout le dessous du chœur de l’église en haut... au-dessous de cette chapelle ou première crypte, il y en a une autre, où, avec flambeau (parce qu’il n’y a nulle clarté) on descend de soixante degrés à deux reprises bien droites, quinze de la première et quarante-cinq de la seconde, jusques au bas, où vous trouvez un caveau taillé dans le roc de pierre blanche et tendre toute fenduë et crevaceë tant haut que bas en plusieurs endroits. Il y a aussi un autel de la mesme pierre du costé d’orient et la croyance commune est que St Denys disoit la messe. Le lieu est fort humide et le roc rend l’eau de tous costés à grosses gouttes. »
Ce qui frappe dans cette description, c’est le nombre de marches de l’escalier qui ne correspond pas à celui des trente-sept donné dans le procès-verbal. En fait, on avait sans doute ajouté huit marches à l’escalier primitif pour aboutir au fond de la crypte. Les quinze marches supplémentaires devaient avoir été creusées à partir de la crypte supérieure et par un coude rejoindre l’escalier découvert par les maçons. La profondeur de cette crypte primitive semble en tout cas exceptionnelle puisqu’il fallait un total de soixante degrés pour y accéder alors que quinze degrés seulement séparaient la chapelle de la crypte supérieure.
Cette découverte, habilement exploitée, attira des foules de visiteurs et des offrandes innombrables qui permirent de renflouer les finances du monastère. Aussi bien, l’authenticité de la découverte fut presque aussitôt mise en doute par Sauval d’abord, par Lebeuf ensuite, qui voulaient ne voir dans la crypte qu’une simple caverne. Le premier n’hésitait pas à la décrire comme « une petite cave brute, creusée alors et agrandie depuis à coups perdus ». En fait, la réfutation de Sauval ne s’appuie que sur son propre scepticisme ; entre les deux dernières guerres, Léon Levillain, dont les critiques étaient fondées sur une méthode précise et érudite, se montrait beaucoup plus réservé que ses prédécesseurs : il pensait que la crypte découverte en 1611 avait bien été consacrée au culte de saint Denis. Cependant, il ne la croyait pas antérieure à l’apparition de la légende mise au point au début du  IXe siècle par Hilduin. On aurait fait d’une ancienne carrière abandonnée une grotte commémorative qui aurait justifié à postériori les théories des moines de Saint-Denis. Une fois de plus, tout cela n’est qu’hypothèse, dans la mesure où les rapports du XVIIe siècle sont trop succincts pour avoir une valeur archéologique probante et où l’ensemble des bâtiments du Saint-Martyr, ayant été détruits en 1793, il n’en reste actuellement aucune trace pour nous aider à connaître la vérité.
Nous l’avons déjà dit : cette découverte, discutable ou non, eut sur le couvent de très importantes conséquences. L’affluence des pèlerins –on y vit la Reine mère Marie de Médicis, toute la Cour et plus de soixante mille personnes se rendirent sur les lieus –rétablit singulièrement les finances de l’abbaye et permit à Marie de Beauvilliers d’entreprendre les grands travaux qu’elle avait projetés. En 1622, Anne de Beauvillier, sa sœur, soucieuse des dernières volontés de feu son époux Pierre Forget, résolut de transformer la chapelle en prieuré dépendant de l’abbaye. Elle y affecta une rente de 1 200 livres à laquelle elle ajouta la somme considérable de  27 000 livres à employer en rentes ou bien-fonds. Le 7 juin 1622, Henri de Gondi, cardinal de Retz, évêque de Paris, approuva la fondation du prieuré sous l’invocation des Saints Martyrs et réunit à ces biens les rentre des deux anciennes chapellenies, tombées en désuétude lors des guerres de religion. En décembre 1630, Louis XIII y ajouta 300 livres de rente sur le domaine de Paris, pour l’entretien d’un chapelain, et en décembre 1662, Anne d’Autriche donna encore au prieuré 800 livres de rente sur son domaine de Calais pour la fondation d’une messe quotidienne. C’est dire les largesses dont eut à bénéficier l’abbaye à partir de la découverte du saint lieu...
Dès 1622, dix religieuses placées sous la direction de la prieure Denise de Murat, occupèrent les nouveaux bâtiments claustraux dédiés aux Saint-Martyrs. Mais l’afflux de nouvelles postulantes amena Marie de Beauvilliers à agrandir le nouveau prieuré.  Les travaux commencés en 1623 furent achevés en 1639 : « Les religieuses et abbesse de Montmartre, considérant la grande dévotion des Parisiens au lieu appelé les Martyrs, en ont fait une fort belle église, au même lieu où était l’ancienne chapelle, embelli de belles chapelles, très bien parées et d’un grand autel des plus beaux qui se voient », écrivait le continuateur de Du Breul. Un dôme s’éleva au-dessus du chœur de la nouvelle chapelle, la rendant plus digne non seulement des trois premiers martyrs, mais aussi du vœu de saint Ignace et de ses compagnons. Deux corps de logis destinés aux gens de service, un cloître entouré d'arcade et de colonnes et une petite chapelle consacrée à saint Benoît, pour lequel les religieuses avaient une vénération particulière et dont elles croyaient conserver certaines reliques, formaient un ensemble digne d’une congrégation importante.
Le monastère se trouvait donc divisé en deux : bénédictines d’en haut et bénédictines d’en bas. Depuis 1644, Marie de Beauvilliers, dont la santé s’était profondément altérée, avait pris comme coadjutrice Françoise-Renée de Lorraine, fille de Charles de Lorraine, duc de Guise, et de Henriette – Catherine  de Joyeuse, veuve en première noce de Henri de Bourbon, duc de Montpensier.
Comme les premières religieuses de Montmartre, Françoise-Renée de Lorraine, venait de Saint Pierre de Reims dont elle était l’abbesse depuis 1637. Elle apportait avec elle, outre les puissants appuis dus à sa haute naissance et à sa fortune personnelle, de remarquables qualités morales et intellectuelles qui lui permirent de poursuivre l’œuvre de Marie de Beauvilliers. Soucieuse de maintenir l’unité du couvent, car elle devait sentir les dangers présentés par la division de la communauté, elle obtint de sa mère, la duchesse de Guise, les fonds nécessaires à la construction d’une galerie couverte reliant le dortoir du prieuré des Saints-Martyrs à l’église du haut, par le vieux cloître. Cette galerie, dont le coût s’élevé à 23 000 livres, somme tout à fait considérable, s’étendait sur deux cents toises environ, en bordure de la rue des Martyrs et grimpait le long de la Butte par une alternance d’escaliers et de paliers inclinés avec deux coudes dont l’angle très large, permettait de donner à la galerie une pente moins abrupte que celle de la colline. A l’un de ces coudes était adossée une chapelle dédiée à Notre-Dame-de-Lorette dans laquelle les religieuses pouvaient prier et se reposer. Ainsi, en toute saison et par tous les temps, on pouvait aisément se rendre du prieuré à l’église supérieure où se célébraient les offices de nuit. Poursuivant ses largesses, la duchesse de Guise fit don  à l’abbaye de superbes ornements et y fit élever, en 1654, un mausolée pour le cœur de son second  mari.

En 1659, la sœur de l’abbesse coadjutrice, Marie de Lorraine, dite Mlle de Guise, donna à l’abbaye mille livres de rente pour la reconstruction du mur d’enceinte de l’abbaye, dont les travaux furent achevés en 1672. L’abbesse Françoise-Renée de Lorraine prit elle-même sur son propre pécule pour la réfection du portail, les réparations des bâtiments et la décoration de l’église abbatiale. Devant tant de libéralités, les religieuses décidèrent de faire célébrer un service solennel à chaque anniversaire d’un membre de la famille de Guise.
Marie de Beauvilliers s’éteignit le 21 avril 1657 et Françoise-Renée de Lorraine lui succéda. Elle reçut la bénédiction le 24 mai suivant, avec une pompe extraordinaire, des mains du cardinal Barberini, archevêque de Reims et Grand Aumônier de France. Henri de Lorraine, frère de l’abbesse, lui fit don, pour l’occasion, d’une crosse en vermeil, d’un poids de 36 marcs (soit 8,8 kg). Immédiatement, la nouvelle abbesse s’appliqué à accroître les sources de revenus de l’abbaye ; elle récupéra, nous l’avons dit, la seigneurie de Bourg-la-Reine, et fit l’acquisition sur l’abbaye de Saint-Denis, du fief de Clignancourt. Cette acquisition étendait la juridiction de l’abbaye au nord jusqu’à l’actuelle rue Ordener, à l’est jusqu’à la rue Stephenson et mettait surtout fin à d’éternels conflits de juridiction entre les Dames de Montmartre  et l’abbaye de Saint-Denis, dus à l’enchevêtrement inextricable des nombreuses censives des deux seigneuries.
L’abbesse mit aussi de l’ordre dans son domaine parisien dit du For-aux-Dames qui comprenait en 1674 :
Quatre maisons rue de la Heaumerie
Vingt-trois maisons rue Saint-Martin
Quatorze maisons rue des Petits Champs
Deux maisons rue des Ménétriers
Cinq maisons rue Neuve-Saint-Merry
Deux maisons rue de la Lanterne
Les droits sur la Grande-Boucherie
Cinq places à vendre tripes et poissons contre le Châtelet
Une boutique sous la voûte du Châtelet
Quatorze maisons rue de l’Arbre-Sec
Trente-trois maisons rue Saint-Honoré ;
Six maisons rue Tirechappe
Vingt-quatre sous de rente de l’Hôtel-Dieu, sur une étable rue du Sablon ;
Vingt-quatre sous de rente de l’Hôtel de Ville pour une maison absorbée dans la reconstruction de celui-ci.
Cette déclaration valut à l’abbesse des problèmes avec la prévôté de Paris qui alla jusqu’à contester les droit du couvent dans Montmartre et Clignancourt. C’est à cette époque que l’ « Auditoire des Dames », lieu où l’abbesse rendait justice et percevait les droits seigneuriaux, fut transféré de la rue de la Heaumerie à Paris, à la Cour du Pressoir,  qui séparait, dans le couvent, les communs du cloîtres, sur l’actuelle rue Saint Eleuthère.
Le 6 avril 1662, Montmartre fut le théâtre d’un événement qui aurait pu être essentiel pour l’avenir de l’histoire de France. Louis XIV et Charles IV, duc de Lorraine, signèrent dans l’abbaye un traité par lequel le duc s’engageait à laisser tous ses Etats en héritage au roi avec promesse de livrer la ville de Marsal pour sûreté de l’exécution du traité, à condition que tous les princes de la maison de Lorraine se raient déclarés princes du Sang de France. Le Parlement vérifia les clauses de cette convention qui eût été déclarée recevable si elle avait été revêtue, à l’époque, de toutes les signatures, ce qui ne put se faire. Le  traité n’eut donc, certes, pas de suite immédiate, mais un siècle plus tard, la Lorraine et le duché de Bar entrèrent dans les biens de la couronne de France. Il s’en était donc fallu de peu que les liens familiaux de l’abbesse de Montmartre provoquassent dans son monastère une des plus importantes acquisitions faites par notre pays sous l’Ancien Régime.
En 1675, Marguerite d’Orléans, nièce de Françoise-Renée de Lorraine, vint s’installer à Montmartre. Elle fit bâtir pour son séjour un pavillon spécial à cheval sur le mur de clôture de l’abbaye, avec des communs, et l’on entoura le tout d’un vaste mur de clôture qui coupait, à hauteur de l’actuelle rue Antoinette, l’ancien chemin des Martyrs lequel, en droite ligne, reliait Paris au village de Montmartre. En 1678, pour dédommager les habitants, on ouvrit un nouveau chemin, à l’ouest, sur l’ancienne sente de Saccalie : cette nouvelle rue (actuelle rue Ravignan) fut pavée sur les fonds du pavé de Paris.
Peu à peu, l’ancien couvent perdait son prestige, face à la vogue du nouveau prieuré dont les bâtiments avaient été refaits et vers lesquels affluaient les pèlerins. Les bâtiments de la vieille abbaye tombaient en ruine et depuis longtemps les religieuses songeaient à transférer le monastère au prieuré. Les moyens financiers, malheureusement leur manquaient. C’est alors que le roi promit 50 000 écus permettant, en 1681, la réunion du monastère dans les bâtiments du prieuré. François de Harlay, archevêque de Paris, autorisa le transfert des reliques et la démolition des anciens lieux conventuels « sauf cependant le bas-côté de l’église, qui est joignant le viel cloitre où il sera placé une grille pour les stations et processions, qui se pourront faire par les dites religieuses ». A dater de ces lettres patentes, les bâtiments claustraux de l’antique abbaye tombèrent sous le marteau et leurs pierres servirent à la construction du nouveau monastère. Comme si la puissance divine avait  voulu montrer la fin d’une époque, Françoise-Renée de Lorraine s’éteignit le 4 décembre 1682, sans avoir pu assister à l’installation de son couvent dans les nouveaux bâtiments, installation qui n’eut lieu que le 8 décembre 1686.





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