La grande et blanche maison qui se dresse avec majesté et discrétion au 22 de la rue Norvins a eu au siècle dernier son heure de célébrité : ce fut, de 1820 à 1847, la maison de santé du docteur Blanche, médecin de Gérard de Nerval et d’Emilie de la Valette. Calme, repos et vie de famille remplaçaient alors les sinistres cachots de Bicêtre, réservés jusque-là à ceux qui perdaient la raison.
Pour la maison même, Sandrin ne fut pas regardant. On le constate à la lecture de l’acre de vente dressé en 1795 en faveur d’un marchand de vin de Paris. La maison consistait en un grand corps de logé élevé sur caves avec trois portes d’entrée dont une grande porte cochère. L’inventaire donne vingt-sept fenêtres au midi, autant au nord et quatre au couchant. Le rez-de-chaussée comprenait un grand et un petit salon, dit boudoir, une salle de billard, une salle à manger, une grande cuisine et un office. Au premier étage, on comptait neuf pièces, avec huit cheminées ornées de glaces et une grande cuisine. Au second étage, a nouveau neuf pièces. Les combles formaient de vastes greniers. On entrait dans la maison en traversant une large cour que fermait une grille monumentale. Le jardin s’étendait sur un hectare et l’on y trouvait la répartition habituelle entre le jardin d’agrément, orné de bosquets, boulingrins et espaliers et le vergé où poussaient arbres fruitiers et légumes.
Comme pour la maison de la Boule d’Or, on peut se demander quelle raison amenait les grands bourgeois parisiens à édifier d’aussi splendides demeures au milieu des pauvres maisons villageoises de Montmartre ou de Clignancourt. Tout d’abord, et c’est évident pour la Folie Sandrin, l’emplacement, situé à la fois à la campagne et tout près de Paris, rendait la villégiature aisée et agréable. On pouvait ainsi se reposer et garder un œil sur ses affaires. Il faut aussi noter un phénomène important : au XVIIIe siècle, la séparation entre les diverses classes de la société n’était pas aussi marquée que de nos jours. Il n’y avait pas des quartiers pour les riches et des quartiers pour les pauvres. Ainsi, prenant pour exemple le Marais, on se rend compte que les grands hôtels, demeures des familles les plus aisées, s’élevaient au milieu des petites maisons populaires où vivaient les classes les plus diverses de la société parisienne. La séparation s’est faite peu à peu avec l’industrialisation du XIXe siècle et le brassage effréné de l’argent et de la spéculation immobilière sous le Second Empire. Au XVIIIe siècle, on ne parlait jamais de « classe ». Il y a des « états » ; et s’il n’y a pas toujours entente entre les trois « états » de la société française, il n’y a pas encore cette « lutte des classes » propre à notre siècle, qui a profondément divisé villes et villages de France...
Finalement, il n’y a donc rien d’étonnant à voir se dresser dans Montmartre, petite bourgade modeste et populaire, de ravissantes « folies » dont les propriétaires ne se sentaient pas forcément objet de haine ou d’envie pour ceux qui les entouraient. En ce qui concerne Sandrin, nous savons qu’il acquit d’autres propriétés sur la Butte et qu’en 1795, il vendit sa « folie » à un nommé Pruneau, marchand de vins demeurant à Paris rue d’Orléans-Honoré (actuelle rue du Louvre)
Ce qu’en fit ce bon bourgeois, on l’ignore. On sait, en revanche qu’il la vendit près de dix ans plus tard, au docteur Prost. Pierre-Antoine Prost avait déjà derrière lui une carrière fameuse. Médecin de l’Hôtel-Dieu de Lyon, il était membre de la Société de Médecine de Paris et surtout spécialiste des maladies mentales.
Disciple en ce domaine de Pinel et de Coulmiers, il ne s’attachait pas seulement à l’étude du déséquilibre cérébral, mais cherchait aussi à en déterminer les causes organiques : »Cette maladie présente des phénomènes dont les causes cachées ne se développent qu’à celui qui les recherche avec le calme d’un esprit observateur, dégagé de tout système ; mais ces causes, il n’appartient pas à la médecine seule de les combattre : le traitement moral est quelquefois plus efficace que les secours de l’art (...). La morale et la philanthropie offrent au médecin des moyens dont son cœur peut seul diriger l’emploi (...). Il faut être par caractère disposé à cette douce bienveillance qui, ne se démentant jamais, inspire et fixe la confiance du malade et l’amène à faire sans effort ce qui convient à son état. »
Pour appliquer ces excellents et vertueux principes, encore durement combattu, en ce début du XIXe siècle, Prost décida d’ouvrir une maison de santé dans un endroit calme, bien exposé et suffisamment proche de la capitale pour garder le contact avec le monde médical qui l’entourait. La maison de la rue de la Trainée lui sembla un endroit idéal : « Cette maison très spacieuse est peu éloignée de la barrière de Paris. Un jardin fort étendu et des plus agréables, une distribution intérieure des plus convenables, un aspect qui présente les scènes douces et variées de la nature, tout m’a paru se réunir pour le but que je me propose et auquel l’expérience m’a prouvé qu’on n’arrive point si l’on néglige de s’entourer d’un appareil de choses disposés avec intelligence et préparées pour l’usage que les divers états de la maladie prescrivent. »
Le succès de la nouvelle maison de santé ne tarda pas à être connu ; sa réputation était fondée à la fois sur la bonne tenue des lieux et sur les méthodes nouvelles appliquées par Prost. Des malades y furent traités en grand nombre, certains avec succès, mais d’autres ne réussirent pas à surmonter la maladie. Parmi ceux-ci le poète Gabriel-Marie Legouvé, directeur du Mercure, termina sa vie plongé dans la mélancolie. Il avait fait une chute de cheval qui parut d’abord sans gravité. Mais la commotion cérébrale qui s’ensuivit le plongea bientôt dans un état de prostration prolongée que la mort de sa femme en 1809, à l’âge de trente-trois ans ne fit qu’aggraver : Ce monde n’était pas digne
De la posséder,
Elle en est sortie pour en
Chercher
Un meilleur.
fit-il écrire sur le monument qu’il éleva à la mémoire de la jeune femme dans le cimetière de Montmartre. Douloureusement seul, Legouvé descendait chaque jour de la rue de Trainée jusqu’au cimetière où il se recueillait sur la tombe de sa bien-aimée. Il finit par la rejoindre en 1812, sans que Prost ait pu apporter d’autre remède à son état que le calme et la douceur qui régnait dans la maison de santé.
L’arrivée des troupes alliées dans la plaine Saint-Denis en 1815, après Waterloo, provoqua la panique chez les habitants de Montmartre. Les troupes russes dirigées pale général Andrault Langeron estimèrent que la maison de santé qui leur semblait inhabitée ferait un excellent quartier pour l’état-major. Mais, à peine entré dans la maison, le général fut entouré de malades, masqués comme pour un carnaval, et qui chantaient et dansaient la farandole. Ebahi, il n’eut que le temps d’aider la directrice à faire rentrer tous les patients dans leurs chambres...
En 1818, le docteur Prost agrandit la maison en lui ajoutant un corps de logis. Bien que l’on fût, à l’époque, moins strict sur les normes de sécurité que de nos jours, il semble cependant que le docteur ait largement outrepassé ses droits : aux deuxième et troisième étages, les corps de cheminées reposaient, dit-on sur des poutres de bois, risquant à tout moment de provoquer un incendie. Or, malgré les plaintes des voisins et la requête formulée par le maire de Montmartre, Faveret, auprès du préfet de la Seine, on ne put faire modifier quoi que ce soit : Prost s’opposa même à une enquête, pourtant bien légitime, exigeant qu’on lui « fiche » la paix. L’autoritaire docteur, qui ne semblait avoir de longanimité qu’envers ses patients, s’opposa encore à la commune au sujet d’un bout de terrain que la fabrique de Saint-Pierre revendiquait. Un procès s’ensuivit, qui durait encore lorsqu’en 1820, Prost vendit sa maison de santé au célèbre docteur Esprit-Sylvestre Blanche.
Issu d’une famille de médecins rouennais –son père s’était illustré dans la propagation de la vaccine – Esprit Blanche avait très tôt manifesté son intérêt pour l’étude des maladies mentales. Plus encore que Prost, le nouveau patron de la maison de santé se montra ouvert, patient, compréhensif et pleine d’attentions pour ses malades. Ceux-ci lui en étaient si reconnaissants que bientôt on ne parla plus de la « folie Sandrin », mais simplement de la « maison du docteur Blanche ». Ecrivains et artistes fatigués ou dépressifs y trouvaient le meilleur accueil.
Quant au frais, il arriva plus d’une fois que le bon docteur « oubliât » de présenter la note. De plus, non content de surveiller ses malades, Blanche vivait avec eux, partageait leurs repas, leurs promenades et leurs distractions : il s’attachait à leur donner une vie de famille, seule capable de rétablir leur équilibre fragile.
L’épouse du docteur veillait avec une inépuisable bonté au confort et à la guérison des malades. Le portrait de cette femme admirable nous a été tracé avec émotion par un de ses anciens pensionnaires : « Elle est grande, svelte, blonde, un peu pâle. Son regard est pleine de bienveillance, il rassure, le son de sa voix console ; il y a de la poésie dans son langage. Elle a vu tant de misères, elle a entendu tant de gémissements ! Elle sait plaindre. Ce n’est point une mère tendre, son âge vous défend cette douce illusion ; ce n’est pas seulement une amie : vous éprouvez pour elle plus que de l’amitié, moins que de l’amour... » Lorsque la maladie l’obligea pour un temps à s’absenter, la maison sembla vide aux malades.
Madame Blanche, hélas ! Cette femme de cœur,
Depuis huit jours est là sur son lit de douleurs ;
Et des êtres mourants et tombés en démence
Ont rompu ce matin leur stupide silence,
Et retrouvant soudain un éclair de raison,
Ont dit : Qu’est devenu l’ange de la maison ?
Ces quelques vers du poète Antoni Deschamps, traducteur de la Divine Comédie, soigné dans la maison de la rue Trainée, qu’il ne quitta qu’avec la mort, forment le plus touchant des témoignages sur Marie-Madeleine Blanche.
Dans ce havre de paix, l’on vit passer aussi l’acteur Monrose, doyen de la Comédie Française, chez qui des troubles de la mémoire, joints à des chagrins de famille, avaient provoqué des crises de démence. Grâce aux soins prodigués par le docteur Blanche, il put encore paraître sur scène pour sa soirée d’adieu dans le rôle de Figaro du Barbier de Séville avant de retourner définitivement dans la maison de Montmartre.
Le poète Lassailly, éternel amoureux, éternel déçu, l’Apollon timbré selon le mot de Sainte-Beuve, finit par être, lui aussi, interné à Montmartre, aux frais du ministère de l’Intérieur, sur une recommandation de Lamartine et d’Alfred de Vigny, alors qu’il se croyait en rapport quotidien avec les poètes de l’Antiquité grecque.
Gérard de Nerval fut sans conteste le plus célèbres des patients du docteur Blanche. Une première crise de folie avait éclatée le 21 ou le 23 février 1841 dans une maison de la rue de Miromesnil où il avait brisé des objets. On le transporta alors à la clinique de Mme de Saint-Marcel, rue de Picpus ; où il resta jusqu’au 16 mars, rédigeant d’une étrange écriture minuscule et linéaire les textes les plus troublants. Le 21 mars suivant ; alors qu’il était sur la terrasse d’une maison amie, il entendit des appels et se précipita dans le bide, manquant de se tuer. On le transporta sur-le-champ chez le docteur Blanche où il demeura huit mois. « La maison Blanche est aujourd’hui le Palais d’Armide. Prenez garde de vous laisser arrêter comme moi dans les lacs d’une foule de beauté réunies en cet Elysée [...] Ne montrez pas ce biller : il y aurait des gens encore qui prendraient mon érudition romanesque pour de la folie [...] Tâchez d’obtenir ma prochaine délivrance. » Ces quelques lignes pathétiques et décousues étaient adressées en avril 1841 à son ami Louis Perrot, qui ne put rien faire pour lui. Entouré de soins, de calme et de repos, Gérard de Nerval put retrouver un équilibre précaire sur lequel, avec un regard lucide, il ne se faisait guère d’illusion : « J’ai rencontré hier Dumas [...]. Il vous dira que j’ai recouvré ce que l’on est convenu d’appeler la raison, mais n’en croyez rien. Je suis toujours et j’ai toujours été le même [...] L’illusion, le paradoxe, la présomption sont toutes choses ennemies du bon sens dont je n’ai jamais manqué ! Au fond j’ai fait un rêve très amusant et je le regrette ; j’en suis même à me demander s’il n’était pas plus vrai que ce qui me semble explicable et naturel aujourd’hui... » Adressées le lendemain de sa sortie à Mme Alexandre Dumas, ces lignes forment un reflet cruel de l’analyse que faisait Nerval de son cas. Antoni Deschamps disait de lui : « Sage était son discours, ses actes étaient fous ! » De fait, ni les voyages ni le travail ne purent le guérir. En 1853et 1854, le poète dut faire appel au bon docteur Blanche. Mais celui-ci avait quitté Montmartre. En 1846, il avait cédé la « folie Sandrin » pour s’installer dans un hôtel du quai de Passy, qui avait appartenu à la princesse de Lamballe. C’est là, qu’avec son fils, il fonda la nouvelle « maison du docteur Blanche »
Celle de la rue Norvins s’effaça dans les brumes de la petite histoire. De 1870 à 1875, une certaine Mme Mathieu y fonda une institution de demoiselles, qui végéta. En 1920, une école normale de jeunes filles prit possession des lieux. Les frais d’entretien d’une aussi grande maison eurent raison des finances des religieuses qui finirent par céder les vieux murs aux spéculateurs. Aujourd’hui, la façade restaurée a retrouvé son fronton triangulaire que le XIXe siècle avait supprimé. Des volets blancs dissimulent des appartements aménagés sans doute avec goût, mais sans souci de l’état ancien qu’à la vérité on connait mal. En fait, de la maison Sandrin, il ne reste que les murs, témoins muets des « folies » de deux siècles.
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