Nous pouvons à juste titre regretter la disparition de la maison seigneuriale de Clignancourt, de l’hôtel de Trétaigne ou du Château rouge, témoignages, chacun son style, d’une culture, d’un mode de vie ou d’un goût particulier à une époque et même à un lieu qu’est celui de Montmartre. Déplorant ces destructions qui, à postériori n’ont d’autre justification que la spéculation ou l’ignorance, il nous reste, heureusement, pour nous consoler, quelques demeures qui, par leur beauté ou, plus souvent, par les souvenirs qui s’y rattachent, nous permettent de rêver.
La plus ancienne, la plus précieuse aussi, puisqu’elle abrite aujourd’hui les trésors du musée du Vieux Montmartre, c’est la maison de Rose de Rosimond. Claude de la Roze dit « de Rosimond » était né en 1645. Acteur en province, il entra dans la troupe du Marais et de là, en 1673, dans celle de la rue Guénégaud. Son physique n’étant pas celui du jeune amoureux, il consacra son talent aux rôles de pères hargneux, victimes de leur égoïsme ou de leur naïveté : Le Malade imaginaire lui apporta ainsi ses plus beaux succès. Il ajoutait à ses dons de comédien un goût prononcé pour les lettres : il écrivit des pièces accueillies par la faveur du public et accumula chez lui les livres les plus remarquables. Il en dressa en 1685 un inventaire épais de cent soixante pages. Choisi par ses pairs pour succéder à Molière, il mourut comme lui un soir de 1686, au sortir de scène, alors qu’il jouait, lui aussi, Le Malade imaginaire.
Quoi de plus honorable pour un comédien du roi que de mourir dans les même circonstances que l’auteur de l’Avare ? Plus heureux que Molière, Rose de Rosimond eut l’honneur d’être enterré en terre chrétienne dans le petit cimetière de Saint-Sulpice.
La Maison de Rosimond aujourd'hui
Auparavant, le comédien avait acquis en 1680, des héritiers du sieur Vabois, une maison, « sise à Montmartre, rue Saint-Jean (actuelle rue Cortot) [...] et par bas sur une ruelle commune (rue Saint-Vincent) sur laquelle ladite maison a une sortie et entrée ». La maison disposait de plus de « cinq quartiers de terres labourables ». C’était sans doute à la fois un placement et une villégiature pour ce Parisien aisé qui, nous le savons, demeurait rue Mazarine. On peut imaginer l’acteur, fatigué de la vie harassante de la capitale, venant chercher le repos et l’inspiration sur la Butte entre les vignes et les saussaies. Le temps alors se mesurait au tintement de la cloche abbatiale ou aux cris des animaux familiers, les saisons changeaient avec la couleur des champs et la bonté de l’air rivalisait avec la clarté du ciel. Hélas, tous ces éléments pourtant favorables n’empêchèrent pas Rose de Rosimond de mourir dans la force de l’âge, alors qu’il avait sans doute encore beaucoup à offrir. Que devint sa maison de Montmartre ? Nous l’ignorons et près de deux siècles passèrent sans qu’elle soit mêlée à la grande ou à la petite histoire...A une époque indéterminée, on ajouta devant la maison un corps de bâtiments à étage sans style. Des jardins en terrasses remplacèrent la longue pente aboutissant à la rue Saint-Vincent et la maison même subit quelques modifications. Elle ouvrait sur la rue Cortot par une vaste porte charretière cintrée semblable à celle qu’on trouvait dans de nombreuses fermes de Montmartre. Le bâtiment principal était entouré de deux ailes encadrant un jardinet. L’une de ces deux ailes fut surélevée sans doute au XIXe siècle. Une tourelle ajoutée à la même époque donna à la maison l’aspect d’un petit manoir provincial. En réalité ces aménagements permirent la création de petits ateliers où défilèrent les talents les plus divers, peintres, graveurs ou écrivains.
Au tout premier rang de ceux-ci : Auguste Renoir. Le maître de l’impressionnisme ne fut pas réellement locataire de la rue Cortot où il n’habitat jamais. Son atelier de la rue Saint-Georges étant devenu trop étroit pour les grandes toiles qu’il projetait, il tomba par hasard sur la maison de Rosimond dans laquelle deux pièces et une ancienne écurie étaient à louer. L’affaire fut immédiatement conclue avec le concierge pour cent francs par mois et Renoir put peindre ses fameuses toiles du Moulin de la Galette. Tout Montmartre sut bientôt qu’il y avait un peintre rue Cortot qui r recherchait de jeunes modèles. La rumeur y ajouta bientôt que ce peintre était fort riche. Aussi vit-on arriver dans les lieux une foule de mères chaperonnant des fillettes au joli minois et vantant les qualités pictogéniques de leur progéniture.
A Renoir succéda Léon Bloy. Catholique ferment et véhément polémiste, il avait, selon Jean-Paul Cespelle, « mis au point une technique de sollicitation menaçante : une sébile dans une main et un cocktail Molotov dans l’autre. » Atrabilaire et vétilleux, il était célèbre dans Montmartre pour ses colères surprenantes qu’il faisait tomber sur la mère Hourdequin, la concierge, lorsque celle-ci avait l’audace de présenter les quittances de loyer. Léon Bloy, d’ailleurs, ne put jamais supporter le 12 de la rue Cortot : « ...une vieille maison d’une laideur incontestable dont l’attrait unique, mais fort appréciable (était) un atelier vasque qu’une punaise affamée ne mettrait pas moins d’une heure à traverser. » Il partit en 1908 en clamant : « Nous sommes enfin délivrés de toutes les vermines de la rue Cortot. »
Au début du siècle, l’atelier du premier étage était occupé par Othon-Friesz qui, sous l’ascendant de Gauguin et de Van Gogh, commençait à se libérer des influences impressionnistes. Son compatriote Raoul Dufy lui succéda. C’est lui qui, parait-il, abrita quelques temps l’anarchiste Eugène Vigo plus connu sous le nom de Miguel Almeyreda, recherché par la police pour avoir « fabriqué des explosifs. » Au premier étage habitait le peintre Emile Bernard, disciple de l’Ecole de Pont-Aven et fondateur du mouvement symboliste pictural. Sa grande allure, sa mise recherchée et les visites de clientes vêtues de velours ne passaient pas inaperçues dans ce lieu qui fleurait bon la bohème. Lorsqu’il partit, son atelier passa au peintre André Utter, compagnon de Suzanne Valadon. Le raffinement de l’homme d’esprit, disciple de Cézanne et de Maurice Denis, qu’était Emile Bernard, fit place aux scènes ubuesque du ménage Utter-Valadon. En 1906, Suzanne Valadon avait rencontré André Utter, jeune électricien de dix-huit ans son cadet, grand Viking blond aux yeux bleus qui faisait de la peinture en amateur. Du jour au lendemain, elle quitta Moussis, son mari, qui, pourtant, lui assurait une existence confortable et partit vivre avec Utter, emmenant dans ses bagages son fils Utrillo qui, à vingt-trois-ans, passait déjà pour le pire « poivrot » de la Butte. Une vie d’enfer commença pour eux et surtout pour leurs voisins. Jean-Paul Crespelle raconte dans son ouvrage La Vie quotidienne à Montmartre..., les scènes dantesques qui opposaient le couple à ses voisins. Le graveur Galanis reçut un jour un fer à repasser qu’Utrillo avait jeté à toute volée dans la cour... Il ne fut pas le seul. Quelques temps après, le poète Pierre Reverdy, excédé par le vacarme que faisait au-dessus de sa tête la bouillante famille, menaça Utrillo de son révolver et, sans attendre, tira à travers le plafond. La réponse de la redoutable Valadon fut immédiate : un autre fer à repasser passa à travers la fenêtre de Reverdy, le manquant de peu.
La vie de ces trois personnages évolua avec les années et la fortune. Valadon, dont le puissant talent avait déjà été encouragé par Cézanne, connut la gloire et d’éteignit en 1938 dans son confortable hôtel de l’avenue Junot. Utrillo s’enfonça dans la déchéance de l’alcoolisme sui par le bel Utter qui prit sa relève dans les bistrots de la Butte. Un soir de 1948, il sortit ivre mort du Lapin Agile. Saisi par le froid, il rentra dans l’atelier de la rue Cortot qu’il avait conservé. C’est là que Lucie Valote, la femme d’Utrillo, le trouva deux jours plus tard, délirant et rongé de fièvre. Malgré les soins, il s’éteignit trois jours plus tard, là où il avait vécu les années les plus tumultueuses de sa vie.
Finalement, il ne resta dans la maison que Demetrius Galanis, ce graveur grec, solitaire et fantasque, qui fit pour Gallimard les plus belles de ses illustrations. Il occupait l’atelier situé dans l’aile gauche de la maison en entrant dans la cour : il y vivait au milieu d’un étonnant bric-à-brac de meubles, de gravures et de tapis. Il avait même installé un orgue, sur lequel, le soir, il jouait des chorals de Bach. Sentant ses jours comptés, il retourna en Grèce, sa terre natale, pour y mourir peur de temps après, comme s’il n’avait pas voulu que le deuil pénétrât dans la maison de la rue Cortot.
L’hôtel de Rosimond avait, il est vrai, connu des jours difficiles. La Ville de Paris le racheta en 1922 pour le démolir et bâtir à sa place des logements sociaux. La présence de cinq locataires fit différer le projet. En 1928, la Ville repartit à l’assaut, mais trouva devant elle un groupe d’amoureux de Montmartre à la tête desquels André Warnod exigeait la conservation de la vieille maison.
Pendant un quart de siècle la maison ne fut plus entretenue et en 1952, son état de vétusté confinait au délabrement. Il fallait la démolir ou la restaurer en entier. La Société historique « Le Vieux Montmartre » se lança dans la bataille avec courage et détermination. Elle demanda « que soit sauvée la plus vieille maison de Montmartre, 12, rue Cortot, qui date du XVIIe siècle... Cet ensemble réparé deviendrait le siège du musée du Vieux Montmartre qui pourrait enfin montrer les richesses qu’il possède. » Le comité de sauvegarde du site de Montmartre présenta en 1954 un rapport au Conseil de Paris. Celui-ci fit établir un plan général de restauration du sommet de la Butte par l’architecte Claude Charpentier. Les « Amis du Vieux Montmartre » trouvèrent alors dans le préfet de la Seine, Paul Haag, dont Paul Yaki, alors président de la Société historique, disait « qu’il était un des plus grands préfets que nous ayons eu depuis longtemps », un de leurs plus fermes soutiens. En 1956, Claude Charpentier était chargé de la mise hors d’eau du bâtiment. Les travaux menés avec toute la célérité possible permirent l’installation en 1961 des collections remarquables de la Société d’histoire et d’archéologie des IXe et XVIIIe arrondissements, « Le Vieux Montmartre ». Aujourd’hui, la cour intérieure et le ravissant jardin en terrasse, la tonnelle ombreuse et les petites salles intimes font de ce musée un des coins les plus inattendus et les plus charmants de Paris. Rose de Rosimond, comédien, homme de talent et de fantaisie, reconnaîtrait aujourd’hui comme sienne la jolie maison de la rue Cortot.
Le musée aujourd'hui, lire l'article suivant :
http://www.latribunedelart.com/le-musee-de-montmartre-est-sauve-article003172.html
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire