Durant tout le Moyen Age et jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, Montmartre est resté un petit village essentiellement agricole, tourné vers la vigne et la polyculture de subsistance. Les difficultés d’accès ont préservé, pendant longtemps, la Butte de l’essor industriel né des progrès économiques du XIXe siècle. Cependant, durant une courte période, on a vu prospérer sur le versant nord de la colline, une petite manufacture de porcelaine dont la production variée et de qualité est toujours très estimée par les collectionneurs.
Les ateliers, dont une tourelle subsistait (et subsiste toujours) encore au début du siècle, au n° 53 de la rue du Mont-Cenis, employèrent jusqu’à quatre-vingt-treize-ouvriers dans la période la plus faste de la manufacture ; il est vrai que deux éléments favorisèrent un rapide succès : d’une part la remarquable qualité de la porcelaine, d’autre part la protection du comte de Provence, frère puîné de Louis XVI, le futur roi Louis XVIII. Cette protection solide et efficace s’inscrivait dans un contexte assez général. Des privilèges exorbitants avaient été accordés à la manufacture royale de Sèvres. Pour s’imposer, les autres manufactures durent trouver de puissants protecteurs. Les membres de la famille royale semblaient tout désignés pour jouer ce rôle. C’est ainsi que le comte d’Artois, dernier frère de Louis XVI et futur de Charles X, protégeait la manufacture de porcelaine du faubourg Saint-Denis, le prince de Condé faisait fabriqué des céramiques dans son château de Chantilly et Marie-Antoinette qui ne voulait pas être en reste de sa belle-famille, patronnait la manufacture de la Reine, rue Thiroux (actuelle rue Caumartin)
Le comte de Provence accorda son brevet le 25 octobre 1775. Dès lors, le moulin à vent, marque des premières porcelaines de Clignancourt, laissa la place au chiffre du prince, les trois lettes L.S.C. (Louis-Stanislas-Xavier, ses prénoms). Bien plus, Lorsque le comte et la comtesse reçurent le roi et la reine dans leur château de Brunoy, Desruelles inscrivit au revers de la vaisselle qu’il fit fabriquer et qu’il loua pour l’occasion, outre le chiffre habituel, un B couronné, rappel de la résidence princière de Brunoy.
La manufacture fut essentiellement une affaire familiale à laquelle prirent part le fils du directeur et ses deux filles, Anne-Rosalie et Dorothée –Charlotte. Cette dernière épousa le peintre Alexandre Moitte, fils d’un graveur du roi et frère de Jean-Guillaume Moitte, sculpteur de grand renom. Au début de la Révolution, Desruelles dut, pour maintenir son industrie, prendre part aux activités politiques de la jeune commune de Montmartre ; c’est ainsi qu’il en devin, en 1790, le premier procureur. Mais ne pouvant à la fois gérer son affaire et sa commune, il dut, en 1792, céder sa place de directeur à son gendre Alexandre Moitte, qui dirigea la manufacture jusqu’en 1799. A ce moment-là, la désastreuse situation économique ne permit plus de poursuivre la fabrication des porcelaines. Il fallut donc se résoudre à fermer la manufacture qui fut mise en vente publique et qui disparut quelque temps plus tard.
Dans les débuts, la femme de Desruelles vendait ses porcelaines au « Bonnet d’Or », le magasin déjà mentionné, rue Chabannais0 il faut croire que les affaire se firent bonnes puisque, peu de temps après, on en vendit aussi chez Mme de La Fresnaye, qui tenait boutique dans une des galeries du Palais de Justice. Par la suite, on en trouva aussi au « Petit-Dunkerque », un des magasins favoris de Marie-Antoinette, et chez Guy, au « Petit-Carroussel ». En province, un dépôt était installé à Bordeaux, chez Descat. Il semble même que la porcelaine de Clignancourt se soit vendue à l’étranger. Enfin, en 1798, malgré la crise économique, Alexandre Moitte installa un nouveau dépôt rue Feydeau, quartier alors en vogue, où le commerce marchait bien.
Desruelles et Moitte ne se contentèrent pas d’imiter les porcelaines de Sèvres et de Saxe. Ils tentèrent de nombreuses expériences en vue d’améliorer la production : ils surent aussi s’entourer d’ouvriers habiles et d’artistes compétents. Les salaires de Clignancourt avaient la réputation d’être assez élevés, ce qui permit de débaucher un certain nombre d’excellents artistes qui travaillaient à Sèvres. Mais il arriva aussi que Sèvre réussit à séduire des ouvriers de Clignancourt. C’est ainsi que Georges Lamprecht, artiste viennois qui avait inventé le camaïeu bistre, travailla d’abord à Clignancourt en 1783, avant de passer à Sèvres où il resta jusqu’en 1787. La concurrence entre Sèvres et Clignancourt ne cessa d’ailleurs pas d’être féroce. En 1779, une perquisition effectuée chez Desruelles permit de découvrir six peintres « occupés à peindre de différentes couleurs ». Or, la polychromie et l’or étaient réservés à la manufacture de Sèvres. Clignancourt s’était, en quelque sorte, mis hors la loi et risquait de lourdes sanctions judiciaires. Il fallut alors l’entremise du comte de Provence pour y soustraire la manufacture. Une longue procédure fut ouverte au bout de laquelle Desruelles obtint, grâce à son puissant protecteur, une remise de poursuite et, enfin, en 1787, les mêmes privilèges que Sèvres en ce qui concernait la polychromie et l’or.
Toujours grâce au comte de Provence, Desruelles s’était attiré une clientèle choisie dans laquelle on pouvait relever les noms du duc Charles de Lorraine, du marquis de Louvois, de M. de Varauchamp ou du marquis de Conflans. Mais si cette noble clientèle constituait un excellent support publicitaire pour la porcelaine, elle avait le défaut de ne pas être toujours exacte dans ses règlements : nombre de factures restant impayées, Desruelles fut même obligé, en 1784, d’assigner en justice le marquis de Louvois et son épouse.
L’essentiel de la production était formé d’objets de toilettes et de table, soigneusement étudiés et calculés par Moitte et le fils Desruelles, qui était sculpteur. Clignancourt produisit aussi des pièces plus importantes : parmi elles, deux bénitiers furent fabriqués pour l’abbaye de Montmartre. Destinés, à l’origine pour la chapelle « d’en bas », on les vit par la suite, dans l’église Saint-Pierre, avant qu’ils ne disparaissent mystérieusement au siècle dernier. On pouvait aussi faire fabriquer des pièces d’ornement, garnitures de cheminées, flambeaux, fontaines, corbeilles, médaillons et même des tables.
La vaisselle de Clignancourt se caractérisait par sa finesse. Marmites, pots à jus et coquetiers accompagnaient ce qu’on appelait des « cabarets » soit un ensemble formé d’un pot de lait, d’un sucrier, de deux tasses, d’une cafetière ou chocolatière et d’un plateau. On y ajoutait parfois une boîte à thé ou un bol à punch. Ces mêmes cabarets furent aussi fabriqués en miniature, petits jouets que l’on appelait « mignonettes ». Les objets de toilette étaient tout aussi variés : crachoirs, plats à barbe, boîte à savon, pot à eau et pots à pommade était tout aussi réputés pour leur finesse que les célèbres pots de chambre de forme ronde ou ovale.
La douceur des formes était encore rehaussée par la subtilité du décor. Au début, il semble qu’on utilisa presqu’uniquement l’or en guirlandes ou en scènes animées. Par la suite, le décor polychromes alternant avec des brindilles d’or. Les décors monochromes étaient plus rares : paysages bleus ou violines, camaïeux sépia inventés par le célèbre Georges Lamprecht, qui fit la gloire de Clignancourt.
A côté des porcelaines ; Clignancourt se fit une spécialité de modèles en biscuits : figures de théâtre, groupe mythologiques, allégories, « cris » de Paris et même un magnifique « Hercule Farnèse » d’une technique très sûre et d’une matière sans reproche que l’on peut encore admirer au musée de la Céramique, à Sèvres.
Cette production de grande qualité ne put trouver de clientèle appropriée au moment de la Révolution. Les événements politiques firent disparaître les grandes fortunes et la crise économique ruina le peu de commerce qui subsistait. Moitte dut se résoudre à vendre sa manufacture et à se consacrer à l’enseignement du dessin. Un certain Gaillois et son épouse, Marie Cail, tentèrent de relancer la fabrication des porcelaines. Au bout de quelques mois, ils durent baisser les bras ; les créanciers firent alors procéder à la vente de la maison, qui eut lieu le 12 floréal an XI (1803). Robin propriétaire de plusieurs terrains à Montmartre, l’obtint pour la somme de 12 000 francs. Morcelée et lotie sous l’Empire, la propriété tomba, en 1828, entre les mains de la veuve d’un négociant, Mme Tardieu, parente du célèbre chirurgien. Lors des travaux, celle-ci découvrit des débris de porcelaine, des fourneaux et des moules brisés, derniers vestiges de la manufacture.
La maison fut démolie en 1909 et tout aurait disparu si les amis de la Butte n’avaient pas pieusement réuni quelques pièces remarquables qui forment actuellement un des trésors du musée du Vieux Montmartre.
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