Autant l’histoire de la peinture à Montmartre est liée au Bateau-Lavoir, autant celle de la poésie évoque le fameux Lapin Agile.
Au n° 4, il y avait, depuis 1860, une guinguette mal famée que les habitués appelaient Au Rendez-vous des Voleurs. Un obscur employé de l’administration du nom de Salz en devint propriétaire, et fit peindre sur les murs des scènes de la vie de Lacenaire, de Papavoine et de Troppman, célèbre criminel de la fin du second empire et dont les forfaits étaient encore dans toutes les mémoires, au point que le Rendez-vous des Voleurs devint le Cabaret des Assassins.
Salz demanda en 1880 au caricaturiste André Gill de lui peindre une enseigne représentant un lapin s’échappant d’une casserole, et tenant une bouteille de vin. (L’original est conservé au musée du Vieux Montmartre, l’enseigne actuelle est une copie). Six ans plus tard, une ancienne danseuse de cancan, Adèle, acheta les Assassins qu’elle baptisa plus bucoliquement : A ma campagne. Après dix-sept ans d’exploitation elle vend.
En 1903, Aristide Bruant se porta acquéreur de l’établissement et en confia la direction à Frédéric Gérard, dit « Frédé », dont le nom est lié à la fortune du cabaret, bientôt nommé le Lapin Agile, par un facile calembour avec Lapin à Gill ou Lapin A. Gill.
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Le « père Frédé » de son vrai nom, Frédéric Gérard, donnait le ton bon enfant « vieille France » avec ses rengaines populaires : le temps des cerises, plaisir d’amour et les chansons tendres et sucrées de Delmet qu’il accompagnait en plaquant quelques accords sur une guitare généralement désaccordées. Fernande Olivier, qui semble-t-il avait gardé une dent contre lui, affirme dans ses mémoires u’il n’avait jamais su ce qu’était une note de musique. Malgré cela, il retenait l’attention avec ses chansons détaillées lentement mezzo voce.
L’homme était singulier, un brave type. Il appartenait à cette catégorie de gens qui savent exploiter leur personnage. Plutôt petit, barbu comme un burgrave, des yeux enfoncés de fox-terrier qui brillaient au milieu d’une broussaille de poils, il s’était composé une tenue qui tenait de Robinson Crusoé, du trappeur de l’Alaska et du bandit calabrais : gros houseaux de velours enfoncés dans des bottes ou tombant sur des sabots, bonnet de fourrure en hiver, foulard rouge autour de la tête en été. Cordial, tutoyant tout le monde, il était animé d’une chaleur humaine communicative. A première vue, il n’avait rien de l’âpreté du patron de bistrot : il aimait sa clientèle de fauchés. Quand il savait que l’un de ses habitués était sans le sou, il prenait un chapeau et faisait la quête : « pour le camarade Untel qui s’em… dans la purée » sans doute par ce moyen élégant se faisait-il payer les consommations arriérées. Les clients n’étaient pas dupes, mais ils « crachaient au bassinet » gentiment. Souvent, le denier client parti à minuit et demi, heure réglementaire, Frédé avant d’aller se coucher laissait pénétrer dans le bar, après avoir soigneusement fermé les volets, quelques crève-la-faim qui venaient terminer les plats à la cuisine. Le « baron » Mollet, pas plus baron que les autres, se souvenait avoir ainsi dîné en compagnie de Manolo qui connaissait tous les trucs pour survivre à Montmartre.
Frédé n’avait pas toujours été cabaretier. On l’avait longtemps connu marchand de poisson ambulant. Chaque matin à l’aube, déguisé en pêcheur breton, il allait se ravitailler aux Halles. Il en revenait avec son âne Lolo chargé de paniers pleins de poissons. A leur réveil, les ménagères l’entendaient crier la marée dans les ruelles.
Frédé ayant choisi de se consacrer à la limonade, Lolo, qui n’avait plus d’emploi fut promu au rang de mascotte. C’était à qui lui donnerait une carotte, une cigarette de Caporal doux, un morceau de sucre imbibé de cognac. En hiver, lorsqu’il faisait trop froid pour qu’il demeure dans la remise qui lui servait d’écurie, Frédé le faisait monter dans la grande salle du cabaret, il l’installait sur une litière de paille fraîche auprès de la cheminée. Personne ne s’en étonnait, au contraire, cela faisait couleur locale.
La première chose que fit Frédé, avant même de toucher au décor du cabaret fut d’en évincer les voyous qui étaient là chez eux, surtout dans la première salle où se trouvait le bar.
En même temps qu’il imposait un nouveau style au Lapin Agile, Frédé en transformait la décoration, voilant les suspensions de foulards rouges pour obtenir une pénombre rubescente, plaçant près de la cheminée un immense christ en plâtre de facture réaliste du sculpteur Wasley, dont le nom sans cela aurait complètement sombré dans l’oubli, accrochant aux murs culottés par la fumée des œuvres de ses amis peintres. Le génial voisinait avec l’exécrable ; on pu voir ainsi quelques années, le célèbre auto-portrait de Picasso en Arlequin, un Suzanne Valadon, trois Utrillo, des peintures de Girieud, de Poulbot, au milieu de croûtes innommables. En hiver, un feu de bûches pétillant dans la cheminée rendait l’atmosphère chaleureuse, au propre, comme au figuré
Longtemps Utrillo avait été l’enfant du Lapin Agile : Frédé le connaissait depuis toujours, comme il connaissait Suzanne Valadon. Compréhensif, prenant en pitié cet orphelin de la tendresse, il l’accueillait et le réconfortait. A l’époque où Suzanne, toute à ses amours de femme mûre avec le blond André Utter, abandonnait son fils, le laissant vagabonder des nuits entières –j’ai vu Utrillo dévorer une pile électrique, vautré dans le ruisseau » se souvenait Gen Pau – la femme de Frédé, Berthe la Bourguignone le recueillait dans sa cuisine et lui taillait une tranche de gigot qui rôtissait dans son four. Reconnaissant, Utrillo donnait des gouaches, des aquarelles.
La bienveillance de Frédé envers Utrillo se refroidit pendant la guerre, quand devenu un ivrogne braillard et accrocheur, il se mit à harceler les clients pour qu’ils lui paient à boire. Désormais, il le surveilla, et lorsqu’il voyait venir le moment où il allait devenir insupportable, il le mettait dehors
Sans rancune, Utrillo jusqu’à sa mort multiplia les vues du Lapin Agile. Lorsque sa déchéance lui ôta pratiquement la mémoire, Lucie Valmore lui donna à copier des reproductions en couleurs de ses anciennes peintures. Qui dira ce que furent les dernières années de Maurice Utrillo, grand peintre tenu en servitude et le trafic honteux de vrais-faux tableaux auquel il fut astreint ?
Le Lapin Agile fut le dernier décor de la tragi-comédie de la –Trinité maudite ». Un soir de cafard pendant l’hiver de 1948 –Suzanne Valadon était morte en 1938 – André Utter qui avait pris la relève d’Utrillo dans les bistrots, alla se soûler au Lapin Agile. Complètement « poivré », il rentra chez lui en oubliant son pardessus. Le chemin était court, mais il gelait à pierre fendre et il se réveilla le lendemain brûlant de fièvre : une pneumonie s’était déclarée pendant la nuit. Lucie Valmore, prévenue, le trouva mourant dans le vieil atelier de la rue Cortot qu’il avait conservé. La maladie avait progressé d’une façon foudroyante et il était trop tard pour qu’il puisse être sauvé. Le beau Viking de la Butte, l’électricien bleu aux cheveux blonds avait terminé sa carrière tumultueuse : il mourut trois jours plus tard, précédant Utrillo, son cadet dans la tombe. Mais il y avait longtemps que celui-ci n’était plus qu’un mort vivant, un zombi !
Tout ce que Montmartre comptait de bohèmes défila chez Frédé, en particulier Mac Orlan « coiffé d’un foulard rouge noué derrière la nuque », Léon-Paul Fargue, Manolo le Catalan, Picasso, Utrillo, Apollinaire, Gaston Couté, Dorgelès et Carco.
L’ex Cabaret des Assassins finit par mériter son nom. Un soir, le fils de Frédé fut assassiné par un inconnu. Seul son chien avait assisté à la scène. La légende de Montmartre raconte que, quelques jours plus tard, le chien se mit à aboyer contre un souteneur qui venait de s’asseoir à une table. Aussitôt, les clients comprirent qu’il dénonçait ainsi l’assassin de son maître. L’assistance se tut subitement. Alors, pour rompre le silence, le malfrat interpella Frédé, dont les yeux étaient embués de larmes :
Eh bien, Frédé ! Joue donc de la guitare !
L’histoire héroïque du Lapin Agile était également terminée. Après la première Guerre mondiale, le cabaret ne fut plus qu’un élément de folklore de la Butte, une étape du Paris By Night
Picasso n’oublia jamais le troquet de sa jeunesse et, en 1936, à l’occasion d’un des pèlerinages qu’il accomplissait régulièrement à Montmartre, il vint en compagnie de Sabarrès revoir Frédé au Lapin Agile. Ce fut la dernière joie du Robinson de la Butte qui mourut quelques mois plus tard.
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