De part et d'autre du portail en fer forgé, deux plaques. Sur la première : «Ici vécut le peintre Eugène Carrière. Dans cet atelier, Verlaine posa pour lui.» Sur l'autre : "ici ont vécu et travaillé les peintres, Paul Cézanne, Paul Signac, Louis Marcoussis». D'autres peintres de renom, non mentionnés à l'entrée, ont eu leur atelier ici. La liste n'est pas exhaustive : Renoir, Picabia, Dufy, Toulouse-Lautrec et plus récemment Nicolas Schöffer... On est au bas de Montmartre (1), à la Villa des arts, sorte de village d'artistes constitué d'une soixantaine d'ateliers, ou d'ateliers-logements aux grandes baies vitrées, ordonnés autour d'un jardin carré. A l'arrière, une cascade de verrières épousant la topographie en pente de la parcelle donne au site un aspect remarquable. Pendant près d'un siècle et demi, cette Villa a été un espace protégé où des peintres et des sculpteurs, pas encore connus, pas encore fortunés, ont pu créer et faire éclore leur talent grâce à des ateliers spacieux, et des loyers pas trop chers. Mais puisque tout l'immobilier parisien semble livré au marché, voilà la Villa des arts promise aux affres de la vente à la découpe. En septembre, cette cité des artistes a été vendue à la société Transimmeubles.
Projet de loi «insuffisant»
«Rareté». Elle avait été acquise et rénovée en 1889 et 1890 par un ancêtre d'une famille d'entrepreneurs, les Guéret, avec des matériaux (notamment les poutres de fer) récupérés à l'Exposition universelle de 1889. Elle était restée, pendant trois générations, entre les mains des Guéret. Depuis, chacun redoutait la transformation de ces ateliers en lofts de luxe, qui pourraient être vendus un par un, «entre 10 000 et 12 000 euros le mètre carré», selon des estimations d'agents immobiliers du quartier. Curieusement, ni la Ville de Paris ni l'Etat ne se sont mobilisés pour empêcher cette transaction, en utilisant par exemple le droit de préemption. D'autant que la Villa des arts a été inscrite «en totalité» à l'Inventaire supplémentaire des monuments historique par un arrêté du préfet d'Ile-de-France du 2 mai 1994. Une décision motivée par «la rareté et l'homogénéité de cet ensemble ainsi que l'ingéniosité du programme dû à l'architecte Henri Cambon». Outre les verrières, les bâtiments comportent un grand escalier monumental en fer forgé, un décor choisi par Fellini pour tourner les Clowns ou Téchiné pour son film Escalier C.
L'opération immobilière en cours risque inévitablement de détourner le site de sa vocation artistique. «Nous souhaitons que la ville reprenne la Villa des arts pour préserver son identité, sa raison d'être. C'est une évidence que ce lieu doit être préservé pour que l'art continue à vivre dans Paris», affirme le sculpteur d'origine hongroise Stéphane Kilar, qui y possède son atelier. Autre locataire, l'artiste plasticien et architecte Ricardo Suanes se dit «profondément outragé par ce qu'il se passe. On est en train de dilapider un patrimoine extraordinaire. Si rien n'est fait, la Villa des arts va être transformée en logements de luxe atypiques». Il prédit une triste fin à ce lieu mythique : «Le marchand de biens va vendre l'histoire du lieu en disant que tel atelier était occupé par Cézanne ou tel autre par Renoir.» Classée, la Villa des arts a aussi bénéficié d'aides publiques pour sa réhabilitation. Les anciens propriétaires ont reçu 264 000 euros de subventions de l'Agence nationale pour l'amélioration de l'habitat et 20 500 euros de la Direction régionale des affaires culturelles.
Déguerpir. Déjà, quatre locataires sont partis et huit autres ont signé avec la société Transimmeubles un protocole de départ. «Tout est fait sur la base d'accords amiables», affirme Laurent Dumas, le PDG de Transimmeubles. Ce que ne nient pas les occupants. «Mais ils achètent les départs à des artistes pris dans des difficultés financières», fait valoir Brigitte Hautefeuille, membre de l'amicale des locataires, affiliée à la CNL (Confédération nationale du logement). Certains ont reçu 20 000 euros pour déguerpir. D'autres jusqu'à 85 000 euros. Des ateliers déjà vides n'ont pas été reloués. La Villa des arts se vide de ses âmes et de ses artistes. Un adjoint au maire de Paris reconnaît que la Ville a «manqué le coche» sur ce dossier. Actuellement, des discussions sont en cours avec le promoteur pour que la Ville, aidée par des mécènes, rachète le site. Ou comment rattraper un raté.
(1) 15 et 15 bis, rue Hégésippe-Moreau.
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