mercredi 24 octobre 2012

A Montmartre au temps de Picasso

La vie quotidienne à Montmartre au temps de Picasso 1900 – 1910
Picasso dans son atelier au Bateau-Lavoir, en 1910, Picasso, le cheveu noir, le regard aussi aigu que celui de son chat, pose... sous des Picasso



Lorsque Picasso s’y installe définitivement, en 1904, Montmartre n’est encore qu’un village. Sur la butte, les chaumières jouxtent les fermes ; vergers et potagers bordent les champs où s’élèvent, à la belle saison, des meules de foin propices aux amoureux. Jean Paul Crespelle raconte que, dès le milieu du XIXe siècle, les peintres y venaient chercher à peu de frais leurs sujets rustiques.
Mais c’est au début du XXe siècle que Montmartre devient le lieu de prédilection des artistes. Lorsque Degas, déjà âgé, y monte voir Suzanne Valadon, il s’arrête pour observer les attitudes, les ports de tête des blanchisseuses. Celles-ci le prennent pour un voyageur et l’insultent. Jean Renoir s’est rendu, petit garçon, à la ferme pour chercher le lait à peine trait avant de rentrer chez son père, allée des Brouillards.
L’auteur de cette « vie quotidienne » rencontre sur ses pas tant de personnages savoureux qu’il n’a pas besoin de forcer sur le pittoresque, et il en veut un peu à Carco et à Dorgelès (qui n’avaient que quatorze ans) d’avoir, pour la couleur locale, situé dans leur Montmartre des mauvais garçons qui n’y étaient plus depuis le siècle précédent. Dans les farces et les « noubas » qui marquaient certains évènements, la police n’intervenait guère. Sauf le jour où elle arrêta Juan Gris, pris, par erreur, pour un membre de la bande à Bonnot !
Même les évènements funèbres pouvaient dégénérer : aux obsèques du peintre allemand Wigals, qui s’était suicidé au Bateau-Lavoir, on vint dans des tenues extravagantes sous prétexte que le disparu aimait la couleur. Et l’on noya vite le chagrin dans l’alcool. Il est vrai que les cabarets étaient accueillants et mieux chauffés que les ateliers du Bateau-Lavoir. Cet ensemble sans confort où logeaient Picasso et Fernande Olivier, Van Dongen et bien d’autres, aurait ainsi été baptisé par Max Jacob, un jour où il avait vu par une baie vitrée du linge qui séchait.
La plupart de ces bohèmes n’étaient guère plus riches que les ouvrières de chez Dufayel qu’ils côtoyaient, encre que chacun eût sa combine alimentaire : Ziem peignait des « vues de Venise » rue Lepic, Tiret-Bognet se spécialisait dans les reconstitutions de défilés militaires et l’argent servait à renouveler le costume, voire à lancer des modes : genre mécano pour Picasso, genre « anglais » -habit vert et gilet rouge – pour Derain, tenue cycliste pour le poète Mac Orlan.
Le Poulbot des « petits poulbots », Frédé du Lapin agile, Heuzé qui, danseur à claquettes à ses débuts, finit à l’académie des Beaux-Arts... que d’originaux défiles dans cette fresque, où l’on rencontre la misère et la gloire, le goût du canular et celui du suicide, les margoulins et les marchands, les faiseurs et les génies authentiques ! Car il y avait de l’authenticité à Montmartre, en ce temps-là.
La vie quotidienne à Montmartre au temps de Picasso, 1900-1910 par Jean-Paul Crespelle, chez Hachette (1978)

Dans cette aquarelle intitulée "Chez Ason" Kees Van Dongen a représenté Pablo Picasso et Fernande Olivier s'étreignant sous le regard triste des poètes Guillaume Apollinaire et Max Jacob

Dans le Montmartre d’avant 1914, la bohème côtoie le génie. Aux Picasso, Braque, Van Dongen se mêlent une galerie d’excentriques. Et, pour tous, le genre artiste commence à la tenue.
Lorsqu’il débarque à Paris fin septembre 1900, Picasso est vêtu à l’ »artiste ». L’avant-garde est encore conformiste en vêtements ; sur la Butte, on rencontre toujours des rapins de Murger. Les tenues de certains relèvent du déguisement folklorique : capes et feutres de mousquetaires, gilets bretons brodés, sabots... d’autre préludent aux hippies en allant pieds nus, un bandeau de Peau-Rouge retenant la chevelure... Van Dongen, un moment, adopta ce genre avant de revenir à la tenue des pêcheurs de Zélande. Mais la mode qui prévaut dans les premières années du siècle est d’inspiration nettement militaire : en ce sens Detaille avait fait école : veste droite à col officier, gros boutons, houseaux de velours serrés à la cheville.
Les fantaisies capillaires sont variées, cela va de la taille en brosse, aux longues mèches genre Bonaparte au pont d’Arcole, ou aux rouflaquettes à la Musset. Le tout agrémenté de mouches, de boucs, voire de barbes de sapeurs. Picasso finira par être gagné et il laissera pendant quelques semaines pousser sa barbe. Il y renoncera rapidement, dégoûté d’être confondu avec les « artistes ». Mais, avec ses amis, il allait innover des tenues qui les différencieraient et marqueraient l’écart avec les rapins de la Butte. En 1904, peu  après son installation au Bateau-Lavoir, il lança le genre mécano : bleu de chauffe, chemise de cotonnade rouge à pois blancs, payés 1,55 franc au marché Saint-Pierre, ceinture de flanelle rouge de terrassier, espadrilles à semelles de corde rapportées d’Espagne.
Braque choisira également le bleu de chauffe, sans renoncer entièrement au complet de serge bleue de La Belle-Jardinière qu’il revêtait pour aller faire valser les demi-vierges au Moulin de la Galette.
Derain, envoyé à Londres par Vollard pour y peindre des vues de la Tamise, en reviendra avec des tenues d’arracheur de dents. « J’avais rapporté de Londres, racontait-il des costumes tout ce qu’il y a de plus anglais, mais j’appliquais le fauvisme au costume. J’avais un costume vert et un gilet rouge, des souliers tout ce qu’il y a de plus jaune. J’avais un pardessus d’été presque blanc avec des quadrillés chocolat et café au lait. Ça c’est Sali très vite. Picasso disait : « Tu as l’air de revenir de Monte-Carlo. »
Vlaminck, son copain qui, avec lui, constituait le groupe de Chatou, devant donner une interprétation toute personnelle à la tenue de gentleman-farmer : grosse veste de tweed, chemise à carreaux écossais agrémentée d’une surprenante cravate en bois qu’Apollinaire décrivit avec enchantement. Selon les cas, cette cravate lui servait de matraque ou de violon, quelques boyaux de chat ayant été tendu sur sa face interne. Le peintre William Clochard qui reçut de lui des leçons de violon – ce n’est que la trentaine largement passée que Vlaminck cessa de donner des leçons de violon pour vivre de sa peinture – a inventorié ses gilets de daim beurre frais, de lainage écossais, de velours aubergine, de toile à matelas... qu’il accompagnait d’un melon orné d’une plume de geai. Jamais il ne renonça complètement à cette tenue, il se contenta d’abandonner la cravate en bois au profit du foulard rouge des apaches, et il troqua son melon contre une casquette.
Un temps, Mac Orlan – qui s’appelait alors Dumarchey, son vrai nom et était dessinateur -, surprit la petite société de Montmartre en adoptant la tenue des cyclistes : maillot, culotte courte, bas et souliers de sport. Cela dura jusqu’à son départ pour Knokke, en Belgique, où il servit de secrétaire à une femme de lettres belge. Ce qui n’était pas une sinécure, mais qui lui permit d’engranger de la couleur locale pour ses romans à venir. Alors, comme beaucoup, il se convertit au genre anglais, ajoutant la fantaisie multicolore d’un béret de laine écossais.
Max Jacob, dont le père était tailleur à Quimper, était le pauvre le mieux habillé de la Butte. Dans la journée il revêtait un kabik breton à brandebourgs rouges ; le soir, pour aller diner en ville, il arborait une cape doublée de soie cerise du meilleur effet qu’il complétait d’un chapeau claque hardiment posé sur son crâne dégarni et d’un monocle impertinent.
Il appartenait à Modigliani –qui n’arriva qu’en 1906 – de montrer à ces jeunes gens ce qu’était la véritable élégance d’un artiste. Il était d’une beauté souveraine dans son costume de velours beige qui, à mesure des lavages, prit une teinte de perle, sa chemise bleue à carreaux, chaque jour lavée –contrairement aux autres, il était d’une propreté méticuleuse-, et son foulard noué négligemment. Cette tenue devait être la sienne jusqu’à son dernier jour et, malgré sa déchéance – alcool plus coco-, il demeura d’une élégance qui, cinquante ans plus tard, éblouissait encore Roger Wild, Léopold Survage et Zadkine lorsqu’ils en parlaient.

Ces singularités vestimentaires finirent par créer une division entre les diverses catégories d’artistes de Montmartre. Selon la façon dont ils se vêtaient, on savait à qui on avait affaire : conservateur ou novateur. La coupure était presque totale entre les deux groupes : on se connaissait de vue, mais, bien que se côtoyant dans les divers phalanstères, au restaurant ou au Lapin Agile, on s’ignorait. Certains, même, gagnaient leur vie de manière identique en donnant des dessins aux journaux humoristiques. Ainsi Van Dongen, Jacques Villon, Marcoussis, Juan  Gris qui collaboraient à L’Assiette au beurre, au Courrier français, au Rire dont Willette, Depaquit, Poulbot, Georges Delaw étaient les fournisseurs réguliers. Sans doute, est-ce parmi ces derniers que l’on rencontrait des artistes à l’esprit montmartrois traditionnel : ils étaient de la Butte, alors que Picasso, Braque, Derain, Van Dongen, Juan Gris habitaient Montmartre mais faisaient une œuvre sans aucun rapport avec  le genre d’esprit propre au village. Les premiers, parfois non dépourvus de talent, sont restés célèbres dans la saga de Montmartre. Leur existence est, à cet égard, typique et n’aurait certainement pas eu le même caractère si elle s’était déroulée ailleurs, comme leur œuvre aurait été différente. Montmartre les a faits, en même temps qu’ils ont contribué à maintenir et à enrichir sa légende.
Quelle collection d’hurluberlus, de farfelus, d’ahuris et de pochards ! Tiret-Bognet, Jules Depaquit, Georges Delaw, sans parler d’Utrillo... auprès d’eux, il convient de placer des artistes sobres comme Willette, Poulbot, Maclet et Heuzé qui furent, eux aussi, des célébrités de la Butte au temps de Picasso. Le plus beau est qu’ils ne manquaient pas de talent et, en tout cas, pas de « patte ». Utrillo vouait un culte à Tiret-Bognet et, malgré son ivrognerie, n’étant pas pour rien le fils de Suzanne Valenton, il savait apprécier son œuvre : "C’est le plus grand peintre vivant ! » affirmait-il.
Ce que faisait ce personnage barbu et chevelu comme un landgrave de Holbein, capable de vider d’un seul coup hanap ou vidrecome empli de beaujolais, c’étaient de minutieuses reconstitutions de minutieuses reconstitutions de scènes militaires qu’il plaçait dans l’Illustration. Cet anarchiste, à une époque où la photo « couvrait » d’une façon insuffisante les événements, était le spécialiste des défilés militaires. Il produisait également avec une régularité de métronome des reconstitutions historiques où n’étaient oubliés ni un bouton de guêtre, ni une rosette de fantassin du Royal Bourgogne. Son érudition était immense et n’était jamais prise ne défaut par les maniaques du genre qui analysaient ses dessins à la loupe.
Ce Detaille de la presse illustrée, figure respectée de la Butte, encore qu’il lui arrivât dans un mouvement d’exaltation chauvine et vineuse de prendre les passants pour des Prussiens et de les canarder de la fenêtre de sa chambre avec une carabine d’enfant, commit l’erreur de vivre au-delà de son temps. La guerre de 14-18 en développant le reportage photographique relégua au magasin des vieilles lunes ses soldats de Fontenoy et ses cavaliers de Reischoffen. Il mourut oublié et dans la misère.
Moins marqué par un genre, son copain de biberon Georges Delaw, qui s’intitulait « imagier de la Reine » Dieu sait pourquoi ! vivait confortablement en faisant des illustrations de livres. A une époque où les livraisons populaires étaient abondamment illustrées, les commandes ne manquaient pas. Après avoir habité l’hôtel du Poirier, place Ravignan, Georges Delaw s’installa dans une maisonnette villageoise de la rue du Mont-Cenis qu’il meubla de beaux meubles provinciaux envoyés par sa famille ardennaise. On était saisi  lorsqu’on entrait chez lui par une agréable odeur e cire, de pomme et de lavande. Confortablement installé auprès de son feu de bois, il dessinait bandeaux et culs-de-lampe d’une plume appliquée, lorsqu’il ne rimaillait pas pour ses amis : c’était un ancien du Chat noir. Cette existence insolite pouvait encore se mener facilement sur la Butte, et certains habitants vivaient encore de cette façon évocatrice du temps de Balzac.
Jules Depaquit, la vedette de cette trinité de branquignols, était un personnage d’une dimension exceptionnelle bien que ses contours fussent moins nets, plus ambigus que ceux de ses amis. Etait-ce un niais, un bouffon ou un mystificateur génial qui jouait les ahuris ? On ne le saura jamais, mais on peut penser qu’il était un peu tout cela à la fois, qu’il le savait,  et en jouait comme un organiste emploie les différents registres de son instrument.

Sur ce dessin de Depaquit, on reconnait à la terrasse du Lapin Agile, les bras levés, Frédé, le maître des lieux; au milieu au premier plan, Bruant et à sa gauche Mac Orlan, en casquette à carreaux. A droite, on reconnait Jehan Rictus (barbu). Derrière lui, Francis Carco et, à terre, Maurice Utrillo



 
Depaquit, autoportrait

Son histoire mérite d’autant plus d’être contée qu’il marqua son long passage à Montmartre d’un sceau définitif en créant la Commune Libre. Lui aussi gagnait bien sa vie en donnant des dessins humoristiques aux journaux amusants. On reste déconcerté en voyant au musée du Vieux-Montmartre quelques –uns de ses dessins qui y sont conservés. Le trait est pauvre, sans esprit, à l’époque de Forain, d’Abel Favre, d’Herman Paul ! – et ses légendes sont d’une platitude qui fait de l’Almanach Vermot un sommet d’humour léger et coruscant. Plus aucun journal de la province la plus bouseuse n’en voudrait aujourd’hui.
A l’époque de « la belle ouvrage » ses dessins ont un côté bâclé qui ne peut s’expliquer que par les étranges méthodes de travail du « bon Jules ». Son mois était divisé en quatre périodes : une semaine seulement était réservée à assurer la production du mois. Durant ces huit jours, il ne sortait pas et vivait raisonnablement. Les trois autres semaines étaient consacrées à ne rien faire, à flâner autour de la place du Tertre, à biberonner et à raconter des histoires. Pendant des heures on le voyait en savates tourner autour de la place, l’air absorbé, en se tenant le nez... Matin et soir il tenait ses assises devant les bistrots, rendant raison à tous les soiffards du quartier. Dans cet exercice il était imbattable. Chaque jour, régulièrement, il faisait sa tournée des bistrots selon un itinéraire soigneusement mis au point, allant en chaloupant de l’un à l’autre, vêtu à la diable de vêtements trop grands, des mèches de cheveux dépassant de sa casquette fourrée, l’ai « d’un épouvantail ambulant avec ses yeux de chat-huant. 
On l’avait vu débarquer dans les années 80 venant de Sedan en compagnie de Georges Delaw, sn compatriote, après être passé au Chat Noir, où il ne réussit guère, n’ayant pas le ton qui convenait à ce cabaret littéraire, il émigra au Lapin Agile, où Picasso le rencontra. Là, enfin, il trouva son public. Il s’y taillait le samedi soit, jour populaire, de jolis succès en déclamant des poèmes de sa composition. L’un d’eux, en alexandrin, faisait la joie du public. Il racontait les impressions d’un chevalier rentrant de croisade qui trouvait son épouse occupée à faire l’éducation de son page. Le dernier vers était sublime et permettait un grand effet :
Tiens ! Tiens ! Tiens ! Tiens ! Tiens ! Tiens !
Tiens ! Tiens ! Tiens ! Tiens ! Tiens ! Tiens !

Pourtant, son grand succès, celui qu’on lui réclamait toujours, c’était Le Songe d’Athalie récité sur l’air de La mère Michel. Il fallait y penser 
Lors de son arrivée, il avait acquis une certaine célébrité auprès des gens de la Butte en se vantant d’être l’auteur de l’attentat contre le restaurant Véry. La police le laissa dire : elle tenait en Ravachol le vrai coupable et, jugeant à sa juste valeur cet anarchiste de bistrot, elle se contenta de lui offrir un bref séjour à l’infirmerie spéciale du Dépôt.
Tout compte fait, c’était un malin qui excellait à exploiter son air ahuri pour se faire payer à boire. La soif pouvait le rendre génial : un de ses trucs consistait à entrer dans un café où il était connu, une valise à la main. « Tiens, vous partez, M. Jules ? lui demandait-on.
Oui, je rentre à Sedan, c’est fini la vie à Montmartre. Je me retire... »
On était ému parce qu’on l’aimait bien et on lui offrait la tournée d’adieu ? Une tournée qui durait bien après l’heure du train. Et le malin n’avait plus qu’à remettre ça ailleurs, le lendemain.
En 1918, les dadaïstes le découvrirent –Tzara allait venir habiter avenue Junot – et ils le saluèrent comme l’un des précurseurs de leur mouvement. Ce qui n’était pas tellement inexact. Dix ans durant, il avait laissé trainer sur les banquettes de bistrots le manuscrit de Jack in the Box qu’Erik Satie, qui l’admirait, devait mettre en musique. Le scénario était simple : pendant les cinq actes, on voyait passer et repasser sur la scène un homme portant une grande horloge à balancier. Chacun se demandait ce qu’il pouvait bien faire. Le dernier acte livrait la clé de l’énigme : l’homme ainsi chargé était un horloger !
Dans les ateliers, on faisait un triomphe à cette sorte de blague et les propos de ce faux imbécile étaient rapportés avec délectation. A Francis Carco qui s’étonnait de le voir regarder passer les enterrements défilant sous sa fenêtre pour gagner l’église Saint-Pierre, il répondit : « Oh ! Tu sais... ce ne sont jamais les mêmes... »
Tout Montmartre le pleura lorsqu’il mourut à Sedan, en 1924, durant les vacances, d’une adénite cervicale : on regrettait ses calembredaines. Quatre ans plus tôt, il avait fondé la Commune Libre de Montmartre. Trouvaille géniale qui lui permettait de banqueter à longueur d’année à travers la France en célébrant le jumelage de Montmartre et du premier bled prêt à payer les frais d’une fête folklorique avec enfants de troupe, sans-culottes et cantinières. Il avait réuni une troupe de figurants qu’il avait affublés de défroques révolutionnaires de 89. Lui, était en redingote noire barrée d’une ceinture tricolore à glands d’or. A la fin du traditionnel banquet, il se taillait un franc succès avec un discours parfaitement mis au point pour réclamer la séparation de Montmartre et de l’Etat.

Chaque année, pour l'anniversaire de sa rencontre avec sa fidèle compagne, Poulbot reconstituait la cérémonie d'un mariage qu'il n'avait pas encore célébré! En dessous, les petits poulbots retrouvent d'instinct la stratégie des émeutes parisiennes dans "La Bataille", tableau que leur "père" présente au salon de 1912

Bien qu’il eût un goût marqué pour le canular, Poulbot était d’une espèce bien supérieure à cette trinité d’hurluberlus. Né à Saint-Denis où ses parents étaient instituteurs, il avait appris à connaître la Butte tout enfant en y venant polissonner le jeudi ; il avait appris à en aimer le site et à en connaître les gens. Toute sa carrière fut employée à « raconter » le petit peuple de Montmartre, particulièrement les gosses dont il créa un type, les « poulbots », morveux, guenilleux, rigolards et émouvants. Son crayon, certes, n’avait pas l’âpreté de celui de Steinlen, ni sa force percutante, mais ses dessins étaient attendrissants et leurs légendes pleines d’un humour mélancolique.
D’abord installé dans une baraque du Maquis sur l’emplacement de laquelle il fera construire un bel hôtel, 13 avenue Junot, il devint vite une des figures marquantes parmi les artistes montmartrois. Bon vivant, gentil, généreux, il ne se contentait pas de croquer les mouflets de la Butte, pour en faire rire les lecteurs conformistes du Journal, il se consacrait vraiment à eux. Chaque jour les gosses sortant de la communale venaient lui dire bonjour et jouer avec lui. Plus tard, il aménagea pour eu un minuscule parc d’attraction dans son jardin.
Comme il avait l’aptitude singulière d’organiser des défilés comiques, il était devenu l’imprésario des folies de la Butte. Ayant négligé longtemps d’épouser Léona, sa compagne, mais ne voulant pas la frustrer du plaisir de sa noce, il organisait chaque année pour l’anniversaire de leur rencontre une noce factice qui mettait tout le village en émoi. après s‘être fait friser, il endossait une redingote tandis que Léona revêtait une robe de mariée, avec voile et couronne de fleurs d’oranger. Les invités étaient costumés en curé, pasteur, garçon d’honneur, témoins maire et... nourrice, avec d’énormes seins en carton. Ainsi affublée toute la noce défilait derrière des violoneux dans les rues de la Butte, suivie de la marmaille en délire.
A force de répéter leur mariage Poulbot et Léona finir par passer pour de bon devant monsieur le maire... mais ils n’abandonnèrent pas pour autant leur noce carnavalesque, et jusqu’à la guerre, en 1914, ils continuèrent à la célébrer chaque année.
L’une des fêtes organisée par Poulbot en mai 1913, devait prendre un caractère prémonitoire. Sous prétexte de reconstituer Les Dernières Cartouches1 célèbre tableau d’Alphonse de Neuville qui retrace un épisode de la défense de Paris en 1870, il fit accourir dans son atelier transformé en cabaret une armée de zouaves, de turcos, de marsouins, de garibaldiens, de cantinières et de filles à soldats en costume Second Empire. La fête pétarada toute la nuit et finit par essaimer dans les venelles du Maquis. A l’aube, le clairon sonna la charge et toute la troupe de rapins à laquelle une nuit de beuveries avait mis l’héroïsme au cœur, se précipita, sabre au clair, à l’assaut du Moulin de la Galette. L’émotion provoquée par cette charge fut telle que le bruit se répandit d’une invasion allemande. Ce n’était qu’anticiper d’un an, et nombre de joyeux piou-piou de cette générale ne revinrent jamais des tranchées. D’autres, comme Poulbot, revinrent sérieusement handicapés. Atteint d’un éclat d’obus à la colonne vertébrale, il demeura paralysé des jambes et resta durant les trente dernières années de sa vie cloué dans un fauteuil  roulant.
On doit à Machet (dont le portrait  ci-dessus a été exécuté par Raumonde-Blanche Jeannin) cette vue de Montmartre. a droite, les ateliers du célèbre Bateau-Lavoir, détruits par un incendie en 1970.

Dernière figure pittoresque de la Butte au temps de Picasso : Elysée Maclet !  Encore un personnage ambigu dont on ne sut jamais s’il était véritablement un naïf ou, si, comme bien des paysans, il excellait à mettre sa rusticité candide au service de sa roublardise. Paysan, il l’était indubitablement. On l’avait vu débarquer place du Tertre venant de son village natal, Lihons-en-Santerre, en Picardie, où son père était ouvrier agricole. Il avait vingt-six ans et était déjà depuis un certain temps à Paris. D’abord aide-cuisinier chez Ledoyen, il était passé chez Weber, rue Royale, où il avait pu voir Toulouse-Lautrec qui y venait fréquemment retrouver ses amis. Détail qui montre combien l’air de la Butte était estimé, c’est sur le conseil de son médecin qu’il était venu habiter Montmartre pour se rétablir à la suite d’une crise de furonculose. Comme il lui fallait gagner sa vie, il prit un emploi de peintre dans une fabrique de lit-cages, puis il se plaça comme jardinier au Moulin de la Galette, ce qui lui permettait de travailler au bon air. Les bâtiments du Moulin étaient alors entourés d’un joli jardin où l’on disposait des tables aux beaux jours. Il fallait, notamment, entretenir le tertre gazonné sur lequel se dressait le Blute Fin, l’un des derniers moulins de Montmartre.
De là à baptiser Machet de « paysan de Montmartre » il n’y avait qu'un pas que franchirent allègrement Dorgelès, Salmon, Carco and C°.
A vrai dire, il avait du paysan le teint recuit par le soleil et le vent, les petits yeux de fox terrier enfoncés sous d’épais sourcils broussailleux et un long nez propre à humer piot. Avec son accent épais, son costume de velours à côtes, ses sabots, il avait l’air d’un péquenaud de comédie. En été, il revêtait un costume de coutil blanc, un long tablier vert de jardinier et se coiffait d’un vaste chapeau de paille. C’est en cette tenue qu’on le trouvait, plus souvent le pinceau à la main en train de barbouiller dans une ruelle du village, que maniant le râteau dans les allées du Moulin de la Galette : sa passion était la peinture à laquelle il avait été initié tout enfant par le curé de son village qui avait décelé ses dispositions.
Roublard, sachant admirablement mettre en scène son personnage, Maclet eut sa légende avant d'avoir son histoire. Lorsqu’on lui demandait ce qu'il faisait, il répondait en roulant les "r": "Je fais des fleurs..." Effectivement, il s’occupait des pensées et des giroflées du Moulin ! Tout uniment, il prétendant être l’élève de Puvis de Chavannes parce qu’un jour un monsieur distingué, en redingote huit reflets et large rosette de la Légion d’honneur s’était arrêté derrière lui et l’avait observé en train de peindre. Avec une condescendance amusée l’inconnu lui avait donné quelques conseils... Cela avait suffi au rusé Maclet pour conclure que celui qui lui avait ainsi donné une leçon était Puvis de Chavannes. L’ennui est que le peintre de Au Bois Sacré, était mort en 1898 et que Maclet situait la rencontre huit ans plus tard.

Il n’empêche que dans les ateliers on aimait bien Maclet, tout en se payant gentiment sa tête. Il était aussi gobe-mouches que le Douanier Rousseau et on lui fit prendre pour Cézanne un certain Pajol dont la spécialité était de tirer les cartes chez les concierges. Dullin lui-même lui fit croire qu’il était François Villon ! Comme il était très pauvre, on le recueillait lorsque la propriétaire de  l’hôtel du Portier le mettait dehors, lasse de ne pas être payée. Max Jacob, bonne âme, lui donnait asile dans l’espèce de débarras qui lui servait de studio, rue Gabrielle. Il l’installait dans le grand fauteuil rouge où le Douanier Rousseau avait trôné lors du fameux banquet offert par Picasso au Bateau-Lavoir. A onze heure du soir, lorsqu’il s’en allait participer à l’Adoration perpétuelle au Sacré-Cœur, Maclet se glissait dans ses draps et dormait jusqu’à l’aube. Souvent, pour ne pas le déranger dans son sommeil, Max allait finir sa nuit au dortoir des pèlerins.

Jusqu’à sa mort, Maclet conserva le souvenir du poète : « On ne dira jamais assez quelle âme charitable était la sienne, confiait-il à André Warnod. Il y avait dans la maison une naine qu’on appelait la Poupée ou la Naine du Sacré-Cœur ; elle était très méchante et interpellait souvent Max, lui criait des injures et se moquait de lui à cause de sa piété. Alors un jour, je me suis fâché et j’ai parlé comme il fallait à la Poupée qui, dès lors, se tint tranquille, mais Max me fit de grands reproches. »
La peinture qu’il faisait, fraîche et naïve au début, tomba vite dans le procédé. Elle devint grossière et criarde, d’une grande pauvreté de mise en page : une caricature d’Utrillo dont il copiait les sujets d’après des cartes postales. Encore que parfois, miracle ! Il y avait une réussite heureuse. Max Jacob qui l’encourageait était responsable de ces médiocres plagiats : il n’y voyait pas malice.
D’autres furent moins candides et tentèrent de réaliser un « coup » spéculatif avec les œuvres de Maclet, préjugeant que les amateurs ignorants ne feraient pas la différence entre ses peintures et celles d’Utrillo.
A plusieurs reprises, le Paysan de Montmartre devait ainsi être lancé par des écrivains célèbres : Francis Carco lui fit même un contrat d’un an. Il fut relayé par Colette, Dorgelès, Florent Fels, Jean Pellerin, René Fauchois, un baron autrichien... Chaque fois le pauvre Macler, porté au pinacle durant quelques mois, retombait dans son obscurité, ses managers se lassant. Sa dernière chance fut l’une des causes de sa chute finale : un jour il vit pénétrer dans sa mansarde de la rue Durantin l’incarnation même de la fortune : Henry Ford, le magnat de l’automobile ! Celui-ci après avoir regardé ses peintures en retint cinq. Au moment du règlement, un quiproquo fit pleuvoir une manne dorée sur le pauvre peintre. Henry Ford ayant demandé le prix des peintures, Maclet, croyant qu’il parlait du lot, répondit : « cinq mille francs ! »...mais l’industriel crut, lui, qu’il s’agissait du prix d’une seule toile et il fit un chèque de 25 000 francs.
Maclet fut grisé. A partir de ce moment il ne fit plus rien de bon et peu de temps après il dut être interné à Sainte-Anne. Soigné, désintoxiqué, il fut rendu à sa chère Butte. Mai sle petit talent qu’il avait pu avoir avait disparu. Il ne fit plus que des barbouillages informes. Lorsqu’il mourut en 1962, à Lariboisière, « l’Utrillo des pauvres » était une fois de plus abandonné de  tous. Sa mort fut l’occasion pour les requins de la peinture de tenter un n nouveau lancement...


Alphonse de Neuville s’est souvent inspiré de la guerre de 1870 et de la défense de Paris mais l’épisode de Dernières Cartouches se situe à Bazeilles dans les Ardennes (NDLR)


Ce texte est extrait de La vie quotidienne à Montmartre au temps de Picasso. 1900-1910 de Jean-Paul Crespelle  Editions Hachette











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