La vie quotidienne à Montmartre au temps de Picasso 1900 – 1910
Picasso dans son atelier au Bateau-Lavoir, en 1910, Picasso, le cheveu noir, le regard aussi aigu que celui de son chat, pose... sous des Picasso
Lorsque Picasso s’y
installe définitivement, en 1904, Montmartre n’est encore qu’un village. Sur la
butte, les chaumières jouxtent les fermes ; vergers et potagers bordent
les champs où s’élèvent, à la belle saison, des meules de foin propices aux amoureux.
Jean Paul Crespelle raconte que, dès le milieu du XIXe siècle, les peintres y
venaient chercher à peu de frais leurs sujets rustiques.
Mais c’est au début du
XXe siècle que Montmartre devient le lieu de prédilection des
artistes. Lorsque Degas, déjà âgé, y monte voir Suzanne Valadon, il s’arrête
pour observer les attitudes, les ports de tête des blanchisseuses. Celles-ci le
prennent pour un voyageur et l’insultent. Jean Renoir s’est rendu, petit
garçon, à la ferme pour chercher le lait à peine trait avant de rentrer chez
son père, allée des Brouillards.
L’auteur de cette
« vie quotidienne » rencontre sur ses pas tant de personnages
savoureux qu’il n’a pas besoin de forcer sur le pittoresque, et il en veut un
peu à Carco et à Dorgelès (qui n’avaient que quatorze ans) d’avoir, pour la
couleur locale, situé dans leur Montmartre des mauvais garçons qui n’y étaient
plus depuis le siècle précédent. Dans les farces et les « noubas »
qui marquaient certains évènements, la police n’intervenait guère. Sauf le jour
où elle arrêta Juan Gris, pris, par erreur, pour un membre de la bande à
Bonnot !
Même les évènements
funèbres pouvaient dégénérer : aux obsèques du peintre allemand Wigals,
qui s’était suicidé au Bateau-Lavoir, on vint dans des tenues extravagantes
sous prétexte que le disparu aimait la couleur. Et l’on noya vite le chagrin
dans l’alcool. Il est vrai que les cabarets étaient accueillants et mieux
chauffés que les ateliers du Bateau-Lavoir. Cet ensemble sans confort où
logeaient Picasso et Fernande Olivier, Van Dongen et bien d’autres, aurait
ainsi été baptisé par Max Jacob, un jour où il avait vu par une baie vitrée du
linge qui séchait.
La plupart de ces
bohèmes n’étaient guère plus riches que les ouvrières de chez Dufayel qu’ils
côtoyaient, encre que chacun eût sa combine alimentaire : Ziem peignait
des « vues de Venise » rue Lepic, Tiret-Bognet se spécialisait dans les
reconstitutions de défilés militaires et l’argent servait à renouveler le
costume, voire à lancer des modes : genre mécano pour Picasso, genre
« anglais » -habit vert et gilet rouge – pour Derain, tenue cycliste
pour le poète Mac Orlan.
Le Poulbot des
« petits poulbots », Frédé du Lapin agile, Heuzé qui, danseur à
claquettes à ses débuts, finit à l’académie des Beaux-Arts... que d’originaux
défiles dans cette fresque, où l’on rencontre la misère et la gloire, le goût
du canular et celui du suicide, les margoulins et les marchands, les faiseurs
et les génies authentiques ! Car il y avait de l’authenticité à
Montmartre, en ce temps-là.
La vie quotidienne à
Montmartre au temps de Picasso, 1900-1910 par Jean-Paul Crespelle, chez
Hachette (1978)
Dans cette aquarelle intitulée "Chez Ason" Kees Van Dongen a représenté Pablo Picasso et Fernande Olivier s'étreignant sous le regard triste des poètes Guillaume Apollinaire et Max Jacob
Dans le Montmartre d’avant 1914, la bohème côtoie le génie.
Aux Picasso, Braque, Van Dongen se mêlent une galerie d’excentriques. Et, pour
tous, le genre artiste commence à la tenue.
Lorsqu’il débarque à Paris fin septembre 1900, Picasso est
vêtu à l’ »artiste ». L’avant-garde est encore conformiste en
vêtements ; sur la Butte, on rencontre toujours des rapins de Murger. Les
tenues de certains relèvent du déguisement folklorique : capes et feutres
de mousquetaires, gilets bretons brodés, sabots... d’autre préludent aux
hippies en allant pieds nus, un bandeau de Peau-Rouge retenant la chevelure...
Van Dongen, un moment, adopta ce genre avant de revenir à la tenue des pêcheurs
de Zélande. Mais la mode qui prévaut dans les premières années du siècle est
d’inspiration nettement militaire : en ce sens Detaille avait fait
école : veste droite à col officier, gros boutons, houseaux de velours
serrés à la cheville.
Les fantaisies capillaires sont variées, cela va de la
taille en brosse, aux longues mèches genre Bonaparte au pont d’Arcole, ou aux
rouflaquettes à la Musset. Le tout agrémenté de mouches, de boucs, voire de
barbes de sapeurs. Picasso finira par être gagné et il laissera pendant
quelques semaines pousser sa barbe. Il y renoncera rapidement, dégoûté d’être
confondu avec les « artistes ». Mais, avec ses amis, il allait
innover des tenues qui les différencieraient et marqueraient l’écart avec les
rapins de la Butte. En 1904, peu après
son installation au Bateau-Lavoir, il lança le genre mécano : bleu de
chauffe, chemise de cotonnade rouge à pois blancs, payés 1,55 franc au marché
Saint-Pierre, ceinture de flanelle rouge de terrassier, espadrilles à semelles
de corde rapportées d’Espagne.
Braque choisira également le bleu de chauffe, sans renoncer
entièrement au complet de serge bleue de La Belle-Jardinière qu’il revêtait
pour aller faire valser les demi-vierges au Moulin de la Galette.
Derain, envoyé à Londres par Vollard pour y peindre des vues
de la Tamise, en reviendra avec des tenues d’arracheur de dents. « J’avais
rapporté de Londres, racontait-il des costumes tout ce qu’il y a de plus
anglais, mais j’appliquais le fauvisme au costume. J’avais un costume vert et
un gilet rouge, des souliers tout ce qu’il y a de plus jaune. J’avais un
pardessus d’été presque blanc avec des quadrillés chocolat et café au lait. Ça
c’est Sali très vite. Picasso disait : « Tu as l’air de revenir de
Monte-Carlo. »
Vlaminck, son copain qui, avec lui, constituait le groupe de
Chatou, devant donner une interprétation toute personnelle à la tenue de
gentleman-farmer : grosse veste de tweed, chemise à carreaux écossais
agrémentée d’une surprenante cravate en bois qu’Apollinaire décrivit avec
enchantement. Selon les cas, cette cravate lui servait de matraque ou de
violon, quelques boyaux de chat ayant été tendu sur sa face interne. Le peintre
William Clochard qui reçut de lui des leçons de violon – ce n’est que la
trentaine largement passée que Vlaminck cessa de donner des leçons de violon
pour vivre de sa peinture – a inventorié ses gilets de daim beurre frais, de
lainage écossais, de velours aubergine, de toile à matelas... qu’il
accompagnait d’un melon orné d’une plume de geai. Jamais il ne renonça
complètement à cette tenue, il se contenta d’abandonner la cravate en bois au
profit du foulard rouge des apaches, et il troqua son melon contre une
casquette.
Un temps, Mac Orlan – qui s’appelait alors Dumarchey, son
vrai nom et était dessinateur -, surprit la petite société de Montmartre en
adoptant la tenue des cyclistes : maillot, culotte courte, bas et souliers
de sport. Cela dura jusqu’à son départ pour Knokke, en Belgique, où il servit
de secrétaire à une femme de lettres belge. Ce qui n’était pas une sinécure,
mais qui lui permit d’engranger de la couleur locale pour ses romans à venir.
Alors, comme beaucoup, il se convertit au genre anglais, ajoutant la fantaisie
multicolore d’un béret de laine écossais.
Max Jacob, dont le père était tailleur à Quimper, était le
pauvre le mieux habillé de la Butte. Dans la journée il revêtait un kabik
breton à brandebourgs rouges ; le soir, pour aller diner en ville, il
arborait une cape doublée de soie cerise du meilleur effet qu’il complétait
d’un chapeau claque hardiment posé sur son crâne dégarni et d’un monocle
impertinent.
Il appartenait à Modigliani –qui n’arriva qu’en 1906 – de
montrer à ces jeunes gens ce qu’était la véritable élégance d’un artiste. Il
était d’une beauté souveraine dans son costume de velours beige qui, à mesure
des lavages, prit une teinte de perle, sa chemise bleue à carreaux, chaque jour
lavée –contrairement aux autres, il était d’une propreté méticuleuse-, et son
foulard noué négligemment. Cette tenue devait être la sienne jusqu’à son
dernier jour et, malgré sa déchéance – alcool plus coco-, il demeura d’une
élégance qui, cinquante ans plus tard, éblouissait encore Roger Wild, Léopold
Survage et Zadkine lorsqu’ils en parlaient.
Ces singularités vestimentaires finirent par créer une
division entre les diverses catégories d’artistes de Montmartre. Selon la façon
dont ils se vêtaient, on savait à qui on avait affaire : conservateur ou
novateur. La coupure était presque totale entre les deux groupes : on se
connaissait de vue, mais, bien que se côtoyant dans les divers phalanstères, au
restaurant ou au Lapin Agile, on s’ignorait. Certains, même, gagnaient leur vie
de manière identique en donnant des dessins aux journaux humoristiques. Ainsi
Van Dongen, Jacques Villon, Marcoussis, Juan
Gris qui collaboraient à L’Assiette au beurre, au Courrier français, au
Rire dont Willette, Depaquit, Poulbot, Georges Delaw étaient les fournisseurs
réguliers. Sans doute, est-ce parmi ces derniers que l’on rencontrait des
artistes à l’esprit montmartrois traditionnel : ils étaient de la Butte,
alors que Picasso, Braque, Derain, Van Dongen, Juan Gris habitaient Montmartre
mais faisaient une œuvre sans aucun rapport avec le genre d’esprit propre au village. Les
premiers, parfois non dépourvus de talent, sont restés célèbres dans la saga de
Montmartre. Leur existence est, à cet égard, typique et n’aurait certainement
pas eu le même caractère si elle s’était déroulée ailleurs, comme leur œuvre
aurait été différente. Montmartre les a faits, en même temps qu’ils ont
contribué à maintenir et à enrichir sa légende.
Quelle collection d’hurluberlus, de farfelus, d’ahuris et de
pochards ! Tiret-Bognet, Jules Depaquit, Georges Delaw, sans parler
d’Utrillo... auprès d’eux, il convient de placer des artistes sobres comme
Willette, Poulbot, Maclet et Heuzé qui furent, eux aussi, des célébrités de la
Butte au temps de Picasso. Le plus beau est qu’ils ne manquaient pas de talent
et, en tout cas, pas de « patte ». Utrillo vouait un culte à
Tiret-Bognet et, malgré son ivrognerie, n’étant pas pour rien le fils de
Suzanne Valenton, il savait apprécier son œuvre : "C’est le plus
grand peintre vivant ! » affirmait-il.
Ce que faisait ce personnage barbu et chevelu comme un
landgrave de Holbein, capable de vider d’un seul coup hanap ou vidrecome empli
de beaujolais, c’étaient de minutieuses reconstitutions de minutieuses
reconstitutions de scènes militaires qu’il plaçait dans l’Illustration. Cet
anarchiste, à une époque où la photo « couvrait » d’une façon
insuffisante les événements, était le spécialiste des défilés militaires. Il
produisait également avec une régularité de métronome des reconstitutions
historiques où n’étaient oubliés ni un bouton de guêtre, ni une rosette de
fantassin du Royal Bourgogne. Son érudition était immense et n’était jamais
prise ne défaut par les maniaques du genre qui analysaient ses dessins à la
loupe.
Ce Detaille de la presse illustrée, figure respectée de la
Butte, encore qu’il lui arrivât dans un mouvement d’exaltation chauvine et
vineuse de prendre les passants pour des Prussiens et de les canarder de la
fenêtre de sa chambre avec une carabine d’enfant, commit l’erreur de vivre
au-delà de son temps. La guerre de 14-18 en développant le reportage
photographique relégua au magasin des vieilles lunes ses soldats de Fontenoy et
ses cavaliers de Reischoffen. Il mourut oublié et dans la misère.
Moins marqué par un genre, son copain de biberon Georges
Delaw, qui s’intitulait « imagier de la Reine » Dieu sait
pourquoi ! vivait confortablement en faisant des illustrations de livres.
A une époque où les livraisons populaires étaient abondamment illustrées, les
commandes ne manquaient pas. Après avoir habité l’hôtel du Poirier, place
Ravignan, Georges Delaw s’installa dans une maisonnette villageoise de la rue du
Mont-Cenis qu’il meubla de beaux meubles provinciaux envoyés par sa famille
ardennaise. On était saisi lorsqu’on
entrait chez lui par une agréable odeur e cire, de pomme et de lavande.
Confortablement installé auprès de son feu de bois, il dessinait bandeaux et
culs-de-lampe d’une plume appliquée, lorsqu’il ne rimaillait pas pour ses
amis : c’était un ancien du Chat
noir. Cette existence insolite pouvait encore se mener facilement sur la
Butte, et certains habitants vivaient encore de cette façon évocatrice du temps
de Balzac.
Jules Depaquit, la vedette de cette trinité de branquignols,
était un personnage d’une dimension exceptionnelle bien que ses contours
fussent moins nets, plus ambigus que ceux de ses amis. Etait-ce un niais, un
bouffon ou un mystificateur génial qui jouait les ahuris ? On ne le saura
jamais, mais on peut penser qu’il était un peu tout cela à la fois, qu’il le
savait, et en jouait comme un organiste
emploie les différents registres de son instrument.
Sur ce dessin de Depaquit, on reconnait à la terrasse du Lapin Agile, les bras levés, Frédé, le maître des lieux; au milieu au premier plan, Bruant et à sa gauche Mac Orlan, en casquette à carreaux. A droite, on reconnait Jehan Rictus (barbu). Derrière lui, Francis Carco et, à terre, Maurice Utrillo
Depaquit, autoportrait
Son histoire mérite d’autant plus d’être contée qu’il marqua
son long passage à Montmartre d’un sceau définitif en créant la Commune Libre.
Lui aussi gagnait bien sa vie en donnant des dessins humoristiques aux journaux
amusants. On reste déconcerté en voyant au musée du Vieux-Montmartre quelques
–uns de ses dessins qui y sont conservés. Le trait est pauvre, sans esprit, à
l’époque de Forain, d’Abel Favre, d’Herman Paul ! – et ses légendes sont
d’une platitude qui fait de l’Almanach
Vermot un sommet d’humour léger et coruscant. Plus aucun journal de la
province la plus bouseuse n’en voudrait aujourd’hui.
A l’époque de « la belle ouvrage » ses dessins ont
un côté bâclé qui ne peut s’expliquer que par les étranges méthodes de travail
du « bon Jules ». Son mois était divisé en quatre périodes : une
semaine seulement était réservée à assurer la production du mois. Durant ces
huit jours, il ne sortait pas et vivait raisonnablement. Les trois autres
semaines étaient consacrées à ne rien faire, à flâner autour de la place du
Tertre, à biberonner et à raconter des histoires. Pendant des heures on le
voyait en savates tourner autour de la place, l’air absorbé, en se tenant le
nez... Matin et soir il tenait ses assises devant les bistrots, rendant raison
à tous les soiffards du quartier. Dans cet exercice il était imbattable. Chaque
jour, régulièrement, il faisait sa tournée des bistrots selon un itinéraire
soigneusement mis au point, allant en chaloupant de l’un à l’autre, vêtu à la
diable de vêtements trop grands, des mèches de cheveux dépassant de sa
casquette fourrée, l’ai « d’un épouvantail ambulant avec ses yeux de
chat-huant.
On l’avait vu débarquer dans les années 80 venant de Sedan
en compagnie de Georges Delaw, sn compatriote, après être passé au Chat Noir,
où il ne réussit guère, n’ayant pas le ton qui convenait à ce cabaret
littéraire, il émigra au Lapin Agile, où Picasso le rencontra. Là, enfin, il
trouva son public. Il s’y taillait le samedi soit, jour populaire, de jolis
succès en déclamant des poèmes de sa composition. L’un d’eux, en alexandrin,
faisait la joie du public. Il racontait les impressions d’un chevalier rentrant
de croisade qui trouvait son épouse occupée à faire l’éducation de son page. Le
dernier vers était sublime et permettait un grand effet :
Tiens ! Tiens ! Tiens ! Tiens !
Tiens ! Tiens !
Tiens ! Tiens ! Tiens ! Tiens !
Tiens ! Tiens !
Pourtant, son grand succès, celui qu’on lui réclamait
toujours, c’était Le Songe d’Athalie récité sur l’air de La mère Michel. Il
fallait y penser
Lors de son arrivée, il avait acquis une certaine célébrité
auprès des gens de la Butte en se vantant d’être l’auteur de l’attentat contre
le restaurant Véry. La police le laissa dire : elle tenait en Ravachol le
vrai coupable et, jugeant à sa juste valeur cet anarchiste de bistrot, elle se
contenta de lui offrir un bref séjour à l’infirmerie spéciale du Dépôt.
Tout compte fait, c’était un malin qui excellait à exploiter
son air ahuri pour se faire payer à boire. La soif pouvait le rendre
génial : un de ses trucs consistait à entrer dans un café où il était
connu, une valise à la main. « Tiens, vous partez, M. Jules ? lui
demandait-on.
Oui, je rentre à Sedan, c’est fini la vie à Montmartre. Je
me retire... »
On était ému parce qu’on l’aimait bien et on lui offrait la
tournée d’adieu ? Une tournée qui durait bien après l’heure du train. Et
le malin n’avait plus qu’à remettre ça ailleurs, le lendemain.
En 1918, les dadaïstes le découvrirent –Tzara allait venir
habiter avenue Junot – et ils le saluèrent comme l’un des précurseurs de leur
mouvement. Ce qui n’était pas tellement inexact. Dix ans durant, il avait
laissé trainer sur les banquettes de bistrots le manuscrit de Jack in the Box
qu’Erik Satie, qui l’admirait, devait mettre en musique. Le scénario était
simple : pendant les cinq actes, on voyait passer et repasser sur la scène
un homme portant une grande horloge à balancier. Chacun se demandait ce qu’il
pouvait bien faire. Le dernier acte livrait la clé de l’énigme : l’homme
ainsi chargé était un horloger !
Dans les ateliers, on faisait un triomphe à cette sorte de
blague et les propos de ce faux imbécile étaient rapportés avec délectation. A
Francis Carco qui s’étonnait de le voir regarder passer les enterrements
défilant sous sa fenêtre pour gagner l’église Saint-Pierre, il répondit :
« Oh ! Tu sais... ce ne sont jamais les mêmes... »
Tout Montmartre le pleura lorsqu’il mourut à Sedan, en 1924,
durant les vacances, d’une adénite cervicale : on regrettait ses
calembredaines. Quatre ans plus tôt, il avait fondé la Commune Libre de
Montmartre. Trouvaille géniale qui lui permettait de banqueter à longueur
d’année à travers la France en célébrant le jumelage de Montmartre et du
premier bled prêt à payer les frais d’une fête folklorique avec enfants de
troupe, sans-culottes et cantinières. Il avait réuni une troupe de figurants
qu’il avait affublés de défroques révolutionnaires de 89. Lui, était en
redingote noire barrée d’une ceinture tricolore à glands d’or. A la fin du traditionnel
banquet, il se taillait un franc succès avec un discours parfaitement mis au
point pour réclamer la séparation de Montmartre et de l’Etat.
Chaque année, pour l'anniversaire de sa rencontre avec sa fidèle compagne, Poulbot reconstituait la cérémonie d'un mariage qu'il n'avait pas encore célébré! En dessous, les petits poulbots retrouvent d'instinct la stratégie des émeutes parisiennes dans "La Bataille", tableau que leur "père" présente au salon de 1912
Bien qu’il eût un goût marqué pour le canular, Poulbot était
d’une espèce bien supérieure à cette trinité d’hurluberlus. Né à Saint-Denis où
ses parents étaient instituteurs, il avait appris à connaître la Butte tout
enfant en y venant polissonner le jeudi ; il avait appris à en aimer le
site et à en connaître les gens. Toute sa carrière fut employée à
« raconter » le petit peuple de Montmartre, particulièrement les
gosses dont il créa un type, les « poulbots », morveux, guenilleux,
rigolards et émouvants. Son crayon, certes, n’avait pas l’âpreté de celui de
Steinlen, ni sa force percutante, mais ses dessins étaient attendrissants et
leurs légendes pleines d’un humour mélancolique.
D’abord installé dans une baraque du Maquis sur
l’emplacement de laquelle il fera construire un bel hôtel, 13 avenue Junot, il
devint vite une des figures marquantes parmi les artistes montmartrois. Bon
vivant, gentil, généreux, il ne se contentait pas de croquer les mouflets de la
Butte, pour en faire rire les lecteurs conformistes du Journal, il se
consacrait vraiment à eux. Chaque jour les gosses sortant de la communale
venaient lui dire bonjour et jouer avec lui. Plus tard, il aménagea pour eu un
minuscule parc d’attraction dans son jardin.
Comme il avait l’aptitude singulière d’organiser des défilés
comiques, il était devenu l’imprésario des folies de la Butte. Ayant négligé
longtemps d’épouser Léona, sa compagne, mais ne voulant pas la frustrer du plaisir
de sa noce, il organisait chaque année pour l’anniversaire de leur rencontre
une noce factice qui mettait tout le village en émoi. après s‘être fait friser,
il endossait une redingote tandis que Léona revêtait une robe de mariée, avec
voile et couronne de fleurs d’oranger. Les invités étaient costumés en curé,
pasteur, garçon d’honneur, témoins maire et... nourrice, avec d’énormes seins
en carton. Ainsi affublée toute la noce défilait derrière des violoneux dans
les rues de la Butte, suivie de la marmaille en délire.
A force de répéter leur mariage Poulbot et Léona finir par
passer pour de bon devant monsieur le maire... mais ils n’abandonnèrent pas
pour autant leur noce carnavalesque, et jusqu’à la guerre, en 1914, ils
continuèrent à la célébrer chaque année.
L’une des fêtes organisée par Poulbot en mai 1913, devait
prendre un caractère prémonitoire. Sous prétexte de reconstituer Les Dernières
Cartouches1 célèbre tableau d’Alphonse de Neuville qui retrace un
épisode de la défense de Paris en 1870, il fit accourir dans son atelier
transformé en cabaret une armée de zouaves, de turcos, de marsouins, de
garibaldiens, de cantinières et de filles à soldats en costume Second Empire.
La fête pétarada toute la nuit et finit par essaimer dans les venelles du Maquis.
A l’aube, le clairon sonna la charge et toute la troupe de rapins à laquelle
une nuit de beuveries avait mis l’héroïsme au cœur, se précipita, sabre au
clair, à l’assaut du Moulin de la Galette. L’émotion provoquée par cette charge
fut telle que le bruit se répandit d’une invasion allemande. Ce n’était
qu’anticiper d’un an, et nombre de joyeux piou-piou de cette générale ne
revinrent jamais des tranchées. D’autres, comme Poulbot, revinrent sérieusement
handicapés. Atteint d’un éclat d’obus à la colonne vertébrale, il demeura
paralysé des jambes et resta durant les trente dernières années de sa vie cloué
dans un fauteuil roulant.
On doit à Machet (dont le portrait ci-dessus a été exécuté par Raumonde-Blanche Jeannin) cette vue de Montmartre. a droite, les ateliers du célèbre Bateau-Lavoir, détruits par un incendie en 1970.
Dernière figure pittoresque de la Butte au temps de
Picasso : Elysée Maclet !
Encore un personnage ambigu dont on ne sut jamais s’il était
véritablement un naïf ou, si, comme bien des paysans, il excellait à mettre sa
rusticité candide au service de sa roublardise. Paysan, il l’était
indubitablement. On l’avait vu débarquer place du Tertre venant de son village
natal, Lihons-en-Santerre, en Picardie, où son père était ouvrier agricole. Il
avait vingt-six ans et était déjà depuis un certain temps à Paris. D’abord
aide-cuisinier chez Ledoyen, il était passé chez Weber, rue Royale, où il avait
pu voir Toulouse-Lautrec qui y venait fréquemment retrouver ses amis. Détail
qui montre combien l’air de la Butte était estimé, c’est sur le conseil de son
médecin qu’il était venu habiter Montmartre pour se rétablir à la suite d’une
crise de furonculose. Comme il lui fallait gagner sa vie, il prit un emploi de
peintre dans une fabrique de lit-cages, puis il se plaça comme jardinier au
Moulin de la Galette, ce qui lui permettait de travailler au bon air. Les
bâtiments du Moulin étaient alors entourés d’un joli jardin où l’on disposait
des tables aux beaux jours. Il fallait, notamment, entretenir le tertre gazonné
sur lequel se dressait le Blute Fin, l’un des derniers moulins de Montmartre.
De là à baptiser Machet de « paysan de
Montmartre » il n’y avait qu'un pas que franchirent allègrement Dorgelès,
Salmon, Carco and C°.
A vrai dire, il avait du paysan le teint recuit par le
soleil et le vent, les petits yeux de fox terrier enfoncés sous d’épais
sourcils broussailleux et un long nez propre à humer piot. Avec son accent
épais, son costume de velours à côtes, ses sabots, il avait l’air d’un
péquenaud de comédie. En été, il revêtait un costume de coutil blanc, un long
tablier vert de jardinier et se coiffait d’un vaste chapeau de paille. C’est en
cette tenue qu’on le trouvait, plus souvent le pinceau à la main en train de
barbouiller dans une ruelle du village, que maniant le râteau dans les allées
du Moulin de la Galette : sa passion était la peinture à laquelle il avait
été initié tout enfant par le curé de son village qui avait décelé ses dispositions.
Roublard, sachant admirablement mettre en scène son personnage, Maclet eut sa légende avant d'avoir son histoire. Lorsqu’on lui demandait ce qu'il faisait, il répondait en roulant les "r": "Je fais des fleurs..." Effectivement, il s’occupait des pensées et des giroflées du Moulin !
Tout uniment, il prétendant être l’élève de Puvis de Chavannes parce qu’un jour
un monsieur distingué, en redingote huit reflets et large rosette de la Légion
d’honneur s’était arrêté derrière lui et l’avait observé en train de peindre. Avec
une condescendance amusée l’inconnu lui avait donné quelques conseils... Cela avait
suffi au rusé Maclet pour conclure que celui qui lui avait ainsi donné une
leçon était Puvis de Chavannes. L’ennui est que le peintre de Au Bois Sacré,
était mort en 1898 et que Maclet situait la rencontre huit ans plus tard.
Il n’empêche que dans les ateliers on aimait bien Maclet,
tout en se payant gentiment sa tête. Il était aussi gobe-mouches que le
Douanier Rousseau et on lui fit prendre pour Cézanne un certain Pajol dont la
spécialité était de tirer les cartes chez les concierges. Dullin lui-même lui
fit croire qu’il était François Villon ! Comme il était très pauvre, on le
recueillait lorsque la propriétaire de l’hôtel
du Portier le mettait dehors, lasse de ne pas être payée. Max Jacob, bonne âme,
lui donnait asile dans l’espèce de débarras qui lui servait de studio, rue
Gabrielle. Il l’installait dans le grand fauteuil rouge où le Douanier Rousseau
avait trôné lors du fameux banquet offert par Picasso au Bateau-Lavoir. A onze
heure du soir, lorsqu’il s’en allait participer à l’Adoration perpétuelle au
Sacré-Cœur, Maclet se glissait dans ses draps et dormait jusqu’à l’aube. Souvent,
pour ne pas le déranger dans son sommeil, Max allait finir sa nuit au dortoir
des pèlerins.
Jusqu’à sa mort, Maclet conserva le souvenir du poète :
« On ne dira jamais assez quelle âme charitable était la sienne,
confiait-il à André Warnod. Il y avait dans la maison une naine qu’on appelait
la Poupée ou la Naine du Sacré-Cœur ; elle était très méchante et
interpellait souvent Max, lui criait des injures et se moquait de lui à cause
de sa piété. Alors un jour, je me suis fâché et j’ai parlé comme il fallait à
la Poupée qui, dès lors, se tint tranquille, mais Max me fit de grands
reproches. »
La peinture qu’il faisait, fraîche et naïve au début, tomba
vite dans le procédé. Elle devint grossière et criarde, d’une grande pauvreté
de mise en page : une caricature d’Utrillo dont il copiait les sujets d’après
des cartes postales. Encore que parfois, miracle ! Il y avait une réussite
heureuse. Max Jacob qui l’encourageait était responsable de ces médiocres
plagiats : il n’y voyait pas malice.
D’autres furent moins candides et tentèrent de réaliser un « coup »
spéculatif avec les œuvres de Maclet, préjugeant que les amateurs ignorants ne
feraient pas la différence entre ses peintures et celles d’Utrillo.
A plusieurs reprises, le Paysan de Montmartre devait ainsi
être lancé par des écrivains célèbres : Francis Carco lui fit même un
contrat d’un an. Il fut relayé par Colette, Dorgelès, Florent Fels, Jean
Pellerin, René Fauchois, un baron autrichien... Chaque fois le pauvre Macler,
porté au pinacle durant quelques mois, retombait dans son obscurité, ses managers se lassant. Sa dernière chance fut l’une des causes de sa chute finale :
un jour il vit pénétrer dans sa mansarde de la rue Durantin l’incarnation même
de la fortune : Henry Ford, le magnat de l’automobile ! Celui-ci
après avoir regardé ses peintures en retint cinq. Au moment du règlement, un
quiproquo fit pleuvoir une manne dorée sur le pauvre peintre. Henry Ford ayant
demandé le prix des peintures, Maclet, croyant qu’il parlait du lot, répondit :
« cinq mille francs ! »...mais l’industriel crut, lui, qu’il s’agissait
du prix d’une seule toile et il fit un chèque de 25 000 francs.
Maclet fut grisé. A partir de ce moment il ne fit plus rien
de bon et peu de temps après il dut être interné à Sainte-Anne. Soigné,
désintoxiqué, il fut rendu à sa chère Butte. Mai sle petit talent qu’il avait
pu avoir avait disparu. Il ne fit plus que des barbouillages informes. Lorsqu’il
mourut en 1962, à Lariboisière, « l’Utrillo des pauvres » était une
fois de plus abandonné de tous. Sa mort
fut l’occasion pour les requins de la peinture de tenter un n nouveau lancement...
Alphonse de Neuville s’est souvent inspiré de la guerre
de 1870 et de la défense de Paris mais l’épisode de Dernières Cartouches se
situe à Bazeilles dans les Ardennes (NDLR)
Ce texte est extrait de La vie quotidienne à Montmartre au
temps de Picasso. 1900-1910 de Jean-Paul Crespelle Editions Hachette
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